TOUCHER LA LUMIÈRE
Par une nuit de pleine lune
essaye de fixer la galaxie
Tu verras qu’elle est cours d’eau
avec tes bras pour affluents
ta poitrine pour estuaire
Aujourd’hui le ciel a écrit son poème
à l’encre blanche
Il l’a appelé neige
Ton rêve rajeunit tandis que tu vieillis
Le rêve grandit en marchant
vers l’enfance
Le rêve est une jument
qui au loin nous emporte
sans jamais se déplacer
Le nuage est las de voyager
Il descend à la plus proche rivière
pour laver sa chemise
A peine a-t-il mis les pieds dans l’eau
que la chemise se dissout
et disparaît
Une rose sort de son lit
prend les mains du matin
pour se frotter les yeux
Le palmier parle avec son tronc
la rose avec son odeur
Le vent et l’espace vagabondent
main dans la main
Arc-en-ciel ?
Unité du ciel et de la terre
tressés en une seule corde
Il marche sur les versants de l’automne
appuyé au bras du printemps
Le ciel pleure lui aussi
mais il essuie ses larmes
avec le foulard de l’horizon
Quand vient la fatigue
le vent déroule le tapis de l’espace
afin de s’y allonger
Dans la forêt de mes jours
aucune place
sauf pour le vent
Pour toucher la lumière
tu dois t’appuyer sur ton ombre
Je sens parfois que le vent
est un enfant qui crie
porté sur mes épaules
Comment décrire à l’arbre
le goût de son fruit ?
A l’arc
le travail de la corde ?
Telle une main
la lumière se déplace
sur le corps des ténèbres
C’est l’épaule de l’espace
qui s’effondre là-bas
sous les nuages noirs
L’espace dans l’œil de la guillotine
est lui aussi tête à couper
Tu ne peux être lanterne
si tu ne portes la nuit
sur tes épaules
Je conclurai un pacte avec les nuages
pour libérer la pluie
Un autre avec le vent
pour qu’il nous libère
les nuages et moi
La parole est demeure dans l’exil
chemin dans la patrie
Qu’il est étrange ce pacte
entre les vagues et le rivage –
le rivage écrit le sable
les vagues effacent l’écriture
Mémoire – ton autre demeure
où tu ne peux pénétrer
qu’avec un corps devenu
souvenir.
ADONIS
L’écriture fut une migration de moi vers l’autre.
La véritable révolution intellectuelle incite à la recherche et à l’étude.
La vérité serait une quête infinie.
L’identité n’est pas héréditaire. Elle est forgée, inventée, créée par l’homme. Ce n’est pas l’appartenance raciale ou nationale qui valorise l’être humain, mais sa créativité et sa présence au monde.
Il est temps de remplacer la lecture rigide des textes anciens par une interprétation mieux adaptée à la vie et à ses problèmes.
Il existe toujours une confrontation entre une majorité autoritaire et une minorité représentée par la rébellion.
L’histoire des peuples témoigne qu’à travers les siècles, ce sont les « marginalisés » et les opposants qui ont innové.
Il y a une urgence poétique quand la philosophie, la science et toutes les connaissances fondées sur des observations, des analyses et des conclusions s’avèrent impuissantes face aux difficultés et aux maux des hommes et ne trouvent pas de réponses aux questions existentielles. Comme l’amour par exemple. Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que la mort ? La réponse ne peut venir que de la poésie et de l’art en général. La poésie reste le lieu du sens qui redonne à l’existence toute sa splendeur.
Que peut la poésie devant la mort ?
Tant qu’il y aura amour et mort, il y aura poésie, c’est une nécessité. Certes, la poésie ne peut pas affronter la mort. Mais elle l’apprivoise, lui confère un autre sens. La poésie nous aide à accepter la mort comme une partie de la vie.
On constate aujourd’hui un retour de l’oralité. L’oralité est à l’origine de toute poésie liée davantage au chant, à la musique. La voix, les intonations, les silences... sont les ingrédients qui composent l’oralité de la poésie révélant la spontanéité originelle de l’homme. L’écriture est une invention, la parole une nature. Sens et sensations, parole et verbe, esprit et corps sont intimement liés pour donner au lyrisme toute sa signification. La poésie, au fond, est une « oralité écrite ».
Je considère que le monde, tout comme l’homme, est un mystère. L’art et la poésie ne doivent pas être une célébration du visible mais de l’invisible. Mon livre glorifie les mystères du monde, sa beauté et l’inconnu mystérieux. Le visible est éphémère. L’essentiel est de voir ce qui est derrière le visible, là où réside l’existence véritable. La poésie n’est pas une reproduction de ce qui est déjà produit. Elle est censée ouvrir de nouveaux horizons, poser de nouvelles questions... Le véritable poème est celui qu’on relit indéfiniment.
La poésie est une vision et ne peut pas être « utile » en ce sens qu’elle ne peut jamais être un moyen pour prêcher une idée, une politique ou une religion...
La poésie est provocatrice, instigatrice. Elle dérange, éveille des soupçons, inquiète... Hélas, dans un monde de paresseux, on préfère désormais recevoir les choses diffusées à la télévision plutôt que de les percevoir. Nous assistons aujourd’hui à la mort de l’amour, au règne de l’absurdité et du non-sens. Le monde est devenu un magasin où tout est manipulé et obéit aux lois du marché ; la culture et l’amour sont devenus des marchandises. L’homme se doit de rester dans la perspective de recréer ce monde. D’où le besoin urgent d’un nouveau sens.
Votre poésie témoigne d’un nomadisme profond, d’une errance infatigable. Est-ce une nécessité pour le poète que de n’être nulle part ?
J’ai toujours été instable dans ma vie. Pour moi, l’errance est un mode de pensée.
Tout ce qui est stable devient commun. Je suis contre tout ce qui est commun où tout se calcule, où tout se mesure, où tout est préconçu et défini.
Très tôt, j’ai eu ce sentiment d’être en exil, en exil par rapport à la société, à mon entourage, aux pensées prédominantes ; je préférais être en marge, non au centre, ce qui me permettait de faire quelque chose de différent. Dans la poésie, rien n’est statique, car elle est toujours du côté de l’impulsif, du surprenant, du rêve, de la découverte : elle a, par nature, un côté nomade.
D’après ADONIS poète et essayiste
ADONIS
- Poète et essayiste :
“Écrire de la poésie, c'est changer le monde”
Par :
Yasmine Youssi
- Publié le 20/02/16 -
Il est entré en poésie comme on entre en révolution. A 86 ans, ce Syrien en exil croit plus que jamais à la force des mots. Et dénonce le rôle de la religion et de l'Occident dans l'échec des printemps arabes.
Un poème a changé sa vie. Celui qu'il a composé en 1943, à l'âge de 13 ans, en l'honneur du premier président de Syrie en tournée dans le nord du pays, non loin de chez lui. Ce jour-là, Ahmed Saïd Esber a joué des coudes pour approcher l'homme d'Etat et lui a récité ses vers comme on le ferait d'un compliment. En guise de récompense l'homme lui a demandé ce qui lui ferait plaisir. Et c'est ainsi que l'adolescent a vu son rêve se réaliser : intégrer le lycée français de la région. « Un accident magique », se souvient-il. Poète, Adonis (pseudonyme qu'il s'est choisi en 1947) n'a cessé de l'être depuis ce jour-là. Emprisonné six mois durant dans son pays du fait de ses opinions progressistes, il s'exile à Beyrouth en 1956 et fonde dans la foulée la revue Shi'r (poésie). Ses poèmes sont également publiés dans la presse, et son premier livre – Chants de Mihyar le Damascène – en 1961, immédiatement remarqué. Auteur prolifique, il s'est imposé depuis comme une voix importante du monde arabe.
Ce n'est pourtant pas tant de ses poèmes que nous parle le plus Adonis, 86 ans aujourd'hui, mais des sociétés arabes et de l'islam, actualité oblige. Son dernier essai, Violence et Islam (un livre d'entretiens avec Houria Abdelouahed), en est à sa troisième impression. Il s'en étonnerait presque. C'est que sa parole se moque du politiquement correct et des anathèmes dont il a été affublé (pro-Assad ou islamophobe) ces dernières années, pour creuser au plus profond, gratter ce qui fait mal.
Selon vous, l'exil est la véritable patrie du créateur. Pourquoi cela ?
A l'origine, nul ne demande à une quelconque force métaphysique de le propulser à tel ou tel endroit de la planète. L'exil est donc l'état de l'être humain par excellence. D'ailleurs, pour ceux qui, contrairement à moi, croient aux religions monothéistes, le plus grand exil commence avec Ève notre mère à tous –, chassée du paradis. Quant aux créateurs, ils sont par nature doublement exilés. Non seulement ils n'ont rien demandé, mais leur expression singulière les exile du reste du monde, ce qu'ils cherchent à dépasser à travers leurs œuvres. Pour ma part, je ne tiens pas à en sortir mais à mieux comprendre cet état de l'existence.
Une ville ou un lieu vous donnent-ils pourtant le sentiment d'être chez vous ?
Beyrouth, où je me suis installé en 1956 et où j'habite encore aujourd'hui, en alternance avec Paris. C'est là où je peux le mieux comprendre l'exil. Car Beyrouth n'est pas une ville complète, achevée, mais une ville projet en perpétuelle reconstruction. Une cité ouverte, sans murs, à créer et à recréer. Y vivre, c'est avoir le sentiment d'être au cœur de l'infini.
“Mon père était très pieux, mais il n'a jamais essayé de m'imposer ses idées.”
A quoi ressemblait la Syrie de votre enfance, dans les années 1940, qui était sous mandat français ?
Je suis né à Qassabine, un petit village du nord du pays, pauvre et isolé. Jusqu'à l'âge de 12 ans, je n'ai connu ni l'électricité, ni la voiture, ni le téléphone. Mon école – l'école coranique – tenait classe sous un arbre. J'y ai appris à lire le Coran et à écrire. Mon père – qui aimait les poètes soufis – m'a initié à la poésie arabe classique et à la poésie mystique. Il était très pieux, mais il n'a jamais essayé de m'imposer ses idées. Il me disait toujours « Décider, c'est facile. L'essentiel, c'est de réfléchir. »
Il était paysan et vous étiez destiné à suivre ses traces ?
J'ai rompu avec mon village et avec la vie paysanne à 14 ans en intégrant le dernier lycée français de Syrie. Malheureusement, il a fermé ses portes au lendemain de l'indépendance, en 1946, un an et demi après. Mais au moins pendant ce temps-là j'ai appris le français. J'ai ensuite rejoint une école secondaire syrienne. La fin de la colonisation a entraîné une rupture avec la France, avec sa culture. C'était tragique. D'autant que pour comprendre son « ennemi », mieux vaut connaître sa langue et sa culture. En Syrie, nous avons fait tout le contraire.
Quel lien entretenez-vous avec la Syrie aujourd'hui ?
La Syrie reste un grand pays. Il faut faire abstraction des régimes, ne jamais les confondre avec le peuple, pas plus qu'il ne faut confondre le peuple et les individus. Je n'y suis pas retourné depuis 2010, même si j'ai toujours de la famille là-bas. En m'exilant à Beyrouth en 1956, j'ai rompu avec tout ce qui est syrien sur le plan politique. J'ai ensuite pris la nationalité libanaise. Mais je garde un lien organique à la Syrie, terre de rencontres, de civilisation. Ce pays a inventé l'alphabet, a découvert les mers et les océans avec les Phéniciens, influencé le monde entier. Je fais toujours partie de cette grande créativité syrienne. La politique n'a rien à voir avec tout cela.
“De toute l'histoire syrienne, même sanguinaire, nous n'avons eu ces horribles événements.
Comment expliquez-vous sa situation actuelle, ce chaos, ces destructions ?
Ces phénomènes barbares sont inconcevables. De toute notre histoire, même sanguinaire – car elle n'a jamais été une histoire de paix –, nous n'avons eu ces horribles événements. Nous n'avons jamais vu tuer un chrétien parce qu'il est chrétien, un Alaouite parce qu'il est Alaouite. Et que dire de ces femmes vendues dans des cages comme des marchandises. Il y a dans le Coran des versets d'une terrible violence. Ils pourraient être lus de manière à justifier ces sauvageries par quelqu'un qui n'a pas de culture, pas de vision humaine, qui ne croit ni à la civilisation, ni à la créativité. Surtout que la lecture dominante du Coran de nos jours provient du wahhabisme, cette secte saoudienne fondamentaliste. On ne peut pas non plus nier l'état horrible de la population dans le monde arabe : pas de travail, aucune sécurité, un avenir flou. De quoi entraîner une déception totale de la vie.
Ne peut-on pas voir les printemps arabes comme un signe d'espoir et de changement ?
Au commencement, oui. C'était extraordinaire. Puis d'autres forces se sont engouffrées là-dedans. Côté arabe, les pays du Golfe, surtout l'Arabie saoudite et le Qatar. Côté occidental, les Américains et malheureusement les Européens, qui leur ont emboîté le pas. Les uns et les autres ont armé ce printemps et ont tué en son nom. Ils ont détruit la Tunisie, la Libye, la Syrie, l'Irak bien sûr avant tout cela. Et on est en train de détruire le Yémen, avec l'aide de l'Occident. Parlons des droits de l'homme maintenant. Certes, le monde arabe ne connaît pas la démocratie. Mais il existe des régimes pires que le régime syrien. Comment expliquer que l'Occident fasse alliance avec ces États fondamentalistes, salafistes, obscurantistes, et se préoccupe des droits de l'homme pour d'autres pays ? Quand vous pensez qu'en Arabie saoudite la peine de mort du poète d'origine palestinienne Ashraf Fayad, condamné pour apostasie, il a été commué en huit ans de prison et huit cents coups de fouet... Comment peut-on être l'allié de ce régime ? C'est incompréhensible.
Pourquoi les régimes et les sociétés arabes ont-ils si peu évolué ces cinquante dernières années ?
“Les poètes ont été considérés comme des égarés, critiqués par des versets du Coran pour qui seule la prophétie dit la vérité.”
Revenons à la poésie. D'où vient son importance dans le monde arabe ?
A l'origine, nous, les Arabes, n'avions que la poésie préislamique, une poésie liée à la liberté, à l'amour, et donc à la femme, au chant, à la vie quotidienne, au désert. Elle était le lieu où l'homme arabe s'exprimait le mieux. Elle prétendait dire la vérité. Une fois la révélation tombée du ciel, tout a changé. Les poètes ont été considérés comme des égarés, critiqués par des versets du Coran pour qui seule la prophétie dit la vérité. La poésie a été marginalisée et remplacée par la religion. Heureusement que les poètes n'ont pas suivi le Coran. Malgré cela, ils ont donné l'une des plus grandes poésies du monde. Il faut cependant saluer quelqu'un comme Al-Ma'mun (786-833). Ce calife éclairé a œuvré à la connaissance de l'autre en commandant des traductions de textes de la philosophie grecque. « Traduisez Platon, disait-il aux traducteurs, et je vous donnerai le poids du livre en or. »
Je suis né en poésie. Nous n'avions rien d'autre à lire, c'était notre pain quotidien. Dès l'enfance j'ai voulu changer le monde. C'est nécessaire si on ne veut pas répéter à l'infini ce qui a déjà été créé. Et en le répétant, on le déforme, on le tue. Or écrire de la poésie, c'est changer le monde, parce que chaque poète a une vision. Mais j'ai vite compris que pour transformer le monde arabe, sa culture, ses régimes, il fallait commencer par séparer le religieux de tout ce qui est politique, culturel et social, tout en respectant le droit de chacun à pratiquer sa religion. Mais je refuse que celle-ci soit institutionnalisée, imposée à tous. C'est une agression contre la société.
En quoi vos poèmes étaient-ils différents de ceux qu'écrivaient vos pairs à l'époque ?
J'ai traité ces thèmes-là dès mes premiers poèmes. Mais pour exprimer de nouvelles idées, pour donner une autre image du monde, il faut aussi de nouvelles formes. Ce qui m'a poussé à rompre avec la métrique et la versification de la poésie arabe classique.
Quels rapports entretenez-vous avec la langue française ?
C'est en lisant que j'ai appris le français. Et je reste un autodidacte. Un jour, je me suis demandé pourquoi je ne maîtrisais pas cette langue. Mais j'ai compris qu'il me fallait toujours l'aborder en étranger. Que la maîtriser aussi bien que l'arabe me perdrait. L'homme a peut-être beaucoup de pères mais il n'a qu'une seule mère. Le français est donc ma langue de culture. L'arabe, ma langue d'écriture.
“Industrialiser le monde, c'est rester à sa surface. Le poétiser, c'est aller plus loin.”
Vous avez réalisé vos premières calligraphies dans les années 1990. Comment y êtes-vous venu ?
Je traversais alors une période personnelle difficile, pendant laquelle il m'est arrivé de ne plus être en mesure de lire ou d'écrire. J'avais beaucoup d'amis peintres, arabes et occidentaux. J'aimais aller dans leur atelier, voir comment ils travaillaient, moins dans les musées parce que je n'aime pas ce qui est fini, préférant toujours ce qui est en mouvement. Un jour, je me suis dit qu'au lieu de rester dans cet état-là je devrais essayer de réaliser des collages. Et je m'y suis mis. Un ami, l'écrivain Michel Camus, les a vus et m'a dit qu'ils méritaient d'être exposés. Il m'a fallu du temps pour lui avouer que j'en étais l'auteur.
Qu'attendez-vous de la poésie ?
La même chose qu'on attend d'un amour : l'épanouissement à l'infini, l'ouverture, la diversité dans l'égalité et la liberté. Il ne faut pas mesurer la poésie pratiquement. Elle offre une nouvelle image et de nouveaux rapports entre les mots et les choses, les choses et l'être humain. Elle œuvre toujours à créer et recréer le monde.
Comment expliquez-vous son déclin ?
Tout ce qui est beau, tout ce qui est essentiel est en déclin. Peut-être cela s'explique-t-il par l'industrialisation. Industrialiser le monde, c'est rester à sa surface. Le poétiser, c'est aller plus loin. Mais je ne parlerai pas de déclin pour la poésie. Elle perd en surface mais gagne verticalement. Les lecteurs d'aujourd'hui sont plus profonds que ceux du passé. Moins nombreux mais plus profonds.
- livre numérique gratuit à copier et à partager -
J'ai écrit mon identité
A la face du vent
Et j'ai oublié d'écrire mon nom.
Le temps ne s'arrête pas sur l'écriture
Mais il signe avec les doigts de l'eau
Les arbres de mon village sont poètes
Ils trempent leur pied
Dans les encriers du ciel.
Se fatigue le vent
Et le ciel déroule une natte pour s'y étendre.
La mémoire est ton ultime demeure
Mais tu ne peux l'y habiter
Qu'avec un corps devenu lui-même mémoire.
Dans le désert de la langue
L'écriture est une ombre
Où l'on s'y abrite.
Le plus beau tombeau pour un poète
C'est le vide de ses mots.
Peut-être que la lumière
T'induira en erreur
Si cela arrive
Ne craint rien, la faute est au soleil
Publié dans L'Orient - Le Jour du 12 mars 1998 et traduit de l'arabe par François Xavier
Je sais, l'invisible est cette rose,
l'invisible est cette femme,
et le visage est l'envers du ciel
je sais, nuage par nuage
mes ciels remontent des paradis terrestres,
bienvenue alors à l'histoire
et à ses atomes de poussière,
l'éphémère, comment peut-il désespérer
alors que le vent est son chemin
Je n'entends pas sa voix.
Cet alphabet, que dit-il ?
Adonis Mémoire du vent Poèmes 1957-1990 Poésie/Gallimard 1991 © Gallimard
***
Le poète doute des forêts qui s'étalent sur ses champs
et fait descendre sur lui ses foudres
***
Amour
sujétion qui librement s'écoule
des jarres de l'éternité...
Amour
Astre qui mendie
l'espace...
Commencement du corps,
fin de l'océan est un chant.
Traduit de l'arabe par Vénus Khoury-Ghata
J'ai dit : pas de cahiers, ni de livres...
Il n'a rien répondu
Un fleuve de douleur coula dans ses mains
Un fleuve de tendresse coula entre nous deux
— et nos bras se rejoignirent
Et nos cous se rencontrèrent.
Le livre
Terre de magie
Ne restent ni vengeance, ni querelle
Entre le gardien des jours et moi
Chacun s'en est allé
Entourant son histoire d'une clôture de nuages
Chacun a reconnu ses frontières
Ma terre demeure terre de magie
J'illusionne l'air
Je blesse la face de l'eau
Et m'échappe d'une bouteille à la mer
***
Un dieu sumérien m'écoutait
en se lavant les pieds
dans les vagues qui relient
le Tigre à l'Euphrate.
O Dieu ami, est-ce vrai que tu as
une fois chuchoté à ton épouse :
«Dans ce monde, il m'est
difficile d'être Dieu ».
Soudain une foule d'anges
s'abat sur nous et se met
à lapider la langue :
Si la parole était de feu
le silence ne serait
qu'un début d'enfer.
En vérité, c'est au ciel que poussent
les racines de la catastrophe.
En vérité, à Bagdad, les pierres
pourraient se fendre de honte.
À Paris, dans une triste chambre,
j'ai voulu asseoir mon pays
sur mes genoux.
Ce n'était pas pour imiter Rimbaud,
sa manière de traiter la beauté, mais pour fonder d'autres droits
de l'homme que j'avais peur de
déclarer.
Combien la vieillesse de la langue
a besoin de l'enfance de
l'alphabet.
L'univers ne cessera de pleurer
et de sécher ses larmes
avec les corps assassinés,
jusqu'au jour où tu donneras
ton corps, ô ma terre,
aux bras de l'aube.
***
Hier
J'ai fermé la porte de ma chambre avec la prime étoile
J'ai tiré l'unique rideau et j'ai dormi avec ses lettres
Et voilà l'oreiller mouillé et les mots pleins
je suis magicien, son nom est encens et encensoir
je suis magicien, elle est étincelles et temple aux primes braises
je m'étends dans l'épaisseur de la fumée
je dessine les signes
je jette un charme à sa blessure
L'efface avec ma peau
O toi blessure ô enfer éclairant
Ô toi blessure ô mort ma familière
Dans la blessure il y a des tours avec des anges
Une rivière ferme ses portes, des herbes marchent
Un homme se dénude
Il effeuille la myrte sèche et il rend grâces,
L'eau tombe goutte à goutte sur sa tête,
Il se prosterne et disparaît
je rêve -
Je lave la terre jusqu'au miroir
je la frappe d'une muraille de nuages d'une haie de feu
Et je bâtis une coupole de larmes je les façonne
Que m'as-tu préparé
comme ultime cadeau ?
« - Ma chemise, celle qui le jour des noces nous entourait.
Et je descendrai avec toi dans la tombe
Pour te rendre facile la mort de l'amour
te mélange avec mon eau et je te donne à boire à la mort
je te donne mon bien : la tombe et la gratuité de la mort. »
Une fois je l'ai vue sur la terre un flacon
Mer qui se penche
Pleine de conques et créatures réincarnées
Oiseaux et ailes
Et lors j'ai dit :
"Que la transparence de femme soit la transparence du ciel
Que le monde devienne une pierre de sexe
Et je la verrai mer qui se penche
J'aimerai son écume et creuserai pour elle un coin près de mon œil
je jurerai aux vagues qu'elles sont mes voisines
Promenant selon leur sel mes angoisses
Elles veillant avec moi ou s'endormant
Lisent en moi leur propre écho :
Il dit :
"Tu es ange et tu ne vois que sous la peau
C'est entre toi et l'ange l'unique ressemblance
Ne veux-tu découvrir le continent des profondeurs?
Donc, abandonne
À quelque autre que toi le continent des cimes".
(Traduction de Martine Faideau) © Poésie 1 juin 2001)