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Le blog de Pierre Montmory

Les « bons bandits » Hommage à Adolfo Kaminsky et à Lucio Urtubia.

Les « bons bandits » Hommage à Adolfo Kaminsky et à Lucio Urtubia.

Hommage à Adolfo Kaminsky

   Son œuvre de photographe est reconnue, pas seulement sa fabriquation de faux papiers pour les causes qu’il estimait justes. Mais, au-delà de la résistance aux crimes nazis dans la France occupée, son anticolonialisme, son soutien au FLN algérien dans le réseau Jeanson puis à d’autres luttes dans celui d’Henri Curiel.

   Né à Buenos Aires en 1925, dans une famille juive originaire de Russie installée en France en 1932, il ­travaille comme apprenti teinturier dès l’âge de quinze ans et apprend les ­rudiments de la chimie. Interné à Drancy en 1943 avec ­sa ­famille, il peut quitter le camp grâce à sa nationalité argentine.

   Engagé dans la Résistance à dix-sept ans, il devient, grâce à ses compétences de chimiste, un expert dans la réalisation de faux papiers. Il travaille successivement pour la résistance juive — les Éclaireurs israélites, la Sixième et l’Organisation juive de combat — avant de collaborer avec les ­services secrets de l’armée française jusqu’en 1945.

   Après la guerre, il fabrique des faux papiers pour la ­Haganah, facilitant l’émigration clandestine des rescapés vers la Palestine, puis pour le groupe Stern, qui s’oppose violemment au mandat britannique.

   Connu comme ­« le technicien », dans les années 1950 et 1960, il est le faussaire des réseaux de soutien aux indépendantistes algériens, aux révolutionnaires d’Amérique du Sud et aux mouvements de libération du Tiers-Monde, ainsi qu’aux opposants aux dictatures de l’Espagne, du Portugal et ­de­ la­ Grèce. Autant de combats auxquels il a apporté son concours, au péril de sa vie et au prix de nombreux sacrifices. Resté fidèle à ses conceptions humanistes, il refusera toute collaboration avec les groupes violents qui émergent en Europe dans les années 1970.

   C’est pendant la Seconde Guerre mondiale qu’Adolfo Kaminsky découvre la photographie.

   Après la Libération, il réalise des milliers de clichés, offrant un regard en clair-obscur sur le ­monde, où se pressent travailleurs, amoureux clandestins, brocanteurs, mannequins réels ou factices, poupées disloquées, ou barbus errants… Des puces de Saint-Ouen aux néons de Pigalle, il a capturé les regards, les silhouettes solitaires, les lumières, l’élégance et la marge, tout ce qui constitue son univers.

   Hommage à ­cette figure de la Résistance dont l’œuvre photographique remarquable est resté ignoré en raison de ses engagements et ­d’une existence pour partie clandestine.

   D’une part le secret, la clandestinité, la vie risquée avec mort à la clé, la volonté de tromper l’ennemi, l’harassante falsification des identités, la fabrication des faux papiers, le triomphe de l’imitation indétectable… De l’autre, la photographie, la quête de l’instantané qui se confond avec la recherche de la vérité, celle d’un lieu, d’un visage, d’un paysage, ces clichés, éclairs d’un regard perspicace, pur et généreux, travail non plus de reproduction mais d’invention du réel.

   La vie d’Adolfo Kaminsky : ses engagements, de 1957 à 1962, dans le réseau Jeanson en faveur du FLN algérien, de 1963 à 1971, au sein du mouvement anticolonialiste Solidarité d’Henri Curiel, puis son séjour en Algérie de 1971 à 1982, dans une période où il se sentait menacé par les services de l’Afrique du sud de l’apartheid et où il a eu le sentiment de ne plus être en sécurité en France.    Certes, pour Kaminsky, ce jeune homme juif, âgé de 15 ans en 1940, victime comme sa famille de persécutions antisémites, la période de 1940 à 1944 fut une période intense, éminemment fondatrice de son engagement. Celle où il a rêvé de se rendre utile dans la Résistance et où, passionné de chimie, il est vite devenu un expert dans la fabrication de faux papiers. Des papiers qui pouvaient, à cette époque, sauver la vie d’enfants ou d’adultes juifs pourchassés, mais étaient aussi nécessaires à l’action clandestine de tous les mouvements de résistance, quels que soit leur sigle ou leur obédience, pour lesquels Adolfo Kaminsky a travaillé indistinctement.

   Dans le livre de sa fille, Sarah Kaminsky, Adolfo Kaminsky. Une vie de faussaire, qui relate une longue conversation avec lui, qu’on trouve les éclaircissements indispensables sur son parcours universaliste.

   Du « service de l’armée française » à la question de la Palestine

   D’abord, qu’en est-il exactement du rapport, en 1944-1945, d’Adolfo Kaminsky avec les services secrets de l’armée française, puis, en 1946-1947, de son aide aux migrants juifs fuyant l’antisémitisme persistant dans une partie de l’Europe et qui cherchaient refuge en Palestine ?

   Dès la libération de Paris, la réputation d’Adolfo Kaminsky connue de tous les mouvements de la Résistance et de la France libre lui a valu d’être recruté quelques mois par un service secret de l’armée française, la DGER, pour fabriquer de faux papiers pour des agents qu’on envisageait d’envoyer derrière le front en Allemagne. Mais la capitulation allemande, le 8 mai 1945, a interrompu ce plan, et, quand on lui a demandé de travailler sur la cartographie de l’Indochine, il a refusé tout net et argué de sa nationalité argentine pour quitter ce service secret français : « Je ne me sentais plus à ma place […] la perspective de participer à une guerre coloniale qui s’annonçait me prenait au cœur et me terrifiait […] Si l’insurrection des Indochinois devait avoir lieu, ne devrais-je pas la comparer à ce qu’avait été la Résistance pour les Français ? ».

   Ensuite, en octobre 1947, pour aider des migrants à trouver un refuge en Palestine, il a travaillé pour une organisation juive, l’Aliah Beth. « Ils voulaient être maîtres de leur destin. Ils voulaient émigrer en Palestine. Personnellement, je n’étais pas sioniste. Mais je défendais fermement l’idée que chaque individu, particulièrement s’il est traqué et que sa vie est en danger, puisse jouir du droit de circuler librement, de traverser les frontières, de choisir la destination de son exil ». « Nous avions tous nos motivations pour participer à cette immigration clandestine. Elles différaient selon chacun ». Certains « étaient guidés par l’idée de la création d’un foyer national juif en Palestine, comme déjà la déclaration Balfour le stipulait, rêve auquel s’accrochaient tous les sionistes. […] En ce qui me concerne, c’était par dessus tout la libre circulation des peuples qui était en jeu ». L’un des ses amis, Avner, lui avait donné envie d’aller vivre dans ce qui était en passe de devenir l’Etat d’Israël : « Avner m’avait raconté que dans la région où se trouvait son kibboutz, les kibboutzim vivaient en parfaite harmonie avec les villages de Bédouins alentour, et que les conflits éventuels se réglaient entre délégués des villages et délégués de kibboutz, chacun se vouant un très grand respect. J’aimais cette image, elle confirmait mon envie de partir pour ce pays lointain, plein de promesses. Quand je revis Avner beaucoup plus tard, il me confia, non sans tristesse, que la guerre d’indépendance d’Israël avait définitivement chassé les Bédouins de cette région». En ce qui le concerne, Adolfo Kaminsky était partisan d’un « Etat mixte », pour lequel la laïcité serait un « ciment du vivre ensemble » : « J’avais imaginé un pays solidaire, collectiviste, et surtout laïc. Je n’ai pas supporté que le nouvel Etat choisisse le religieux et l’individualisme, parce que c’était tout ce que je détestais. Une religion d’Etat, cela revenait à créer, encore une fois, deux catégories de population : les Juifs et les autres».

   Quant au groupe Stern ? Il en désapprouvait les actions. Quand il a été sollicité par des anciens compagnons de résistance qui en étaient membres pour les aider à préparer un attentat, il leur a livré un engin qui ne pouvait pas exploser. Lorsqu’a été proclamé en 1948 l’Etat d’Israël, Il a décidé, contrairement à plusieurs d’entre eux, de ne pas y aller : « Je préférais le pays qui avait choisi la laïcité et promulgué la Déclaration des droits de l’homme, même s’ils n’étaient pas toujours respectés, même si j’y étais toujours clandestin». Quelques années plus tard, le stock d’armes du groupe Stern qu’un ancien compagnon de résistance lui avait confié, il l’a transmis au FLN, « pour servir la cause de l’indépendance de l’Algérie».

   Son engagement au sein du réseau Jeanson de soutien au FLN algérien :

   Dans la période de neuf années qui a suivi, Adolfo Kaminsky a abandonné toute activité militante ou de faussaire et s’est consacré à la photographie. C’est aussi celle où il a eu ses premiers contacts avec l’Algérie.

   « Au cours des été 1953 et 1954, j’ai fait deux voyages en Algérie avec Colette, ma compagne de l’époque, photographe comme moi, dont le père, un entrepreneur d’origine grecque, était installé depuis longtemps en Algérie. […] J’ai découvert là-bas les graves problèmes que posait la colonisation. J’ai ressenti très fortement la distinction entre les catégories de population, les Français d’une part et les “Français musulmans d’Algérie” — comme on disait à l’époque quand on était poli, bien que le mot “Arabes” sorte plus machinalement des bouches — d’autre part. J’ai vu le racisme, les discriminations et les humiliations publiques. J’ai vu les Algériens qu’on tutoyait et les Français qu’on appelait “Monsieur”. Face à des scènes qui me mettaient très mal à l’aise, j’ai souvent eu honte d’être à ma place de Blanc. J’ai eu honte pour la France.

   Ce serait une généralisation mensongère que de dire que tout le monde était raciste. J’ai bien sûr rencontré des gens merveilleux, qui luttaient même pour l’égalité des droits civiques entre Français et "indigènes”. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai appris qu’ils n’avaient pas les mêmes, et que la loi française faisait de ces derniers une sous-catégorie : les Français avaient le droit de vote, mais pas les Français musulmans. N’avais-je pourtant pas appris sur les banc de l’école que l’Algérie, c’était la France. Que dire de l’"égalité" entre les citoyens alors ?

   Ce magnifique pays, à la culture infiniment riche, je l’ai vu comme une cocotte-minute prête à exploser. Le comportement condescendant de la plupart des Français d’Algérie vis-à-vis des Algériens, cette relation paternaliste de propriétaires à quasi-esclaves ne pouvaient qu’enflammer un brasier déjà bien attisé. Colette et moi photographions Alger et les très beaux visages d’enfants qui nous regardaient derrière les grilles. Ces photos montraient de l’Algérie toute sa beauté et sa gravité.

   Le 1er novembre 1954, premier jour de l’insurrection, est passé quasiment inaperçu en France. On parlait de terroristes, d’attentats. Pour ma part, je n’étais pas dupe, comme j’avais pu l’être lors du soulèvement du 8 mai 1945, au cours de la première manifestation pour l’indépendance de l’Algérie, qui coïncida avec la capitulation de l’Allemagne. A l’époque, la presse avait omis de nous raconter le massacre de plusieurs centaines de civils. L’évènement avait été présenté comme un déferlement de haine de la part de musulmans extrémistes, antisémites et antifrançais, qui manifestaient leur soutien à l’Allemagne nazie déchue. J’y avais cru.

   Comme tu le sais, pendant des années, personne ne parla de la "guerre" d’Algérie. C’est le départ des premiers soldats rappelés et la propagande à propos de la "pacification" de l’Algérie, en 1955, qui m’ont ouvert les yeux, et fortement inquiété. Dans mon souvenir, pour moi, la guerre commence là, même si le discours officiel mensonger s’évertuait à la cacher : s’il n’y avait pas de guerre, pourquoi y renvoyer les jeunes ? J’étais solidaire des manifestants rappelés, parce que j’avais déjà l’intime conviction que la France envoyait ses enfants à l’abattoir. Et très en colère contre les représentants de la gauche : en dehors des trotskistes du PCI et des chrétiens de gauche, personne ne se déclarait ouvertement pour l’indépendance de l’Algérie. Le PC ? Muet. La SFIO ? N’en parlons pas. […]

   Vers la fin de l’année 1957, les premières publications témoignant de la pratique de la torture par l’armée et la police française en Algérie sont sorties. Nous le savions déjà, mais cette fois il ne pouvait plus s’agir d’actes isolés. Quelques chefs militaires hauts gradés, refusant d’être complices, demandaient à être relevés de leurs fonctions. Nous étions quelques-uns, anciens de la Résistance, à voir resurgir le spectre de la Gestapo. Les victimes avaient changé, mais les méthodes étaient les mêmes. Le "suicide" de l’avocat Ali Boumendjel et la "disparition" de Maurice Audin confirmaient qu’en Algérie on torturait et on tuait impunément. A cela s’ajoutait la censure. Quiconque écrivait le moindre texte sur la question ou sur l’indépendance de l’Algérie, l’insoumission ou la désertion, était arrêté sur-le-champ, son domicile perquisitionné, et les écrits confisqués et détruits. J’étais très inquiet pour les jeunes, les déserteurs, qui risquaient la prison à vie pour rester en accord avec leur conscience. Mais plus encore pour ceux qui n’avaient pas eu le courage de choisir l’insoumission. Qu’allaient-ils devenir ? Des tortionnaires ? Des héros morts pour la patrie ? Dans les deux cas, la France sacrifiait ses enfants pour rien, car l’Algérie était perdue depuis longtemps».

   À l’automne 1957, à la suite de conversations avec des personnes engagées contre la guerre d’Algérie, comme l’écrivain Georges Arnaud, l’auteur de théâtre Arthur Adamov, et surtout Marcelline Loridan et la jeune médecin Annette Roger, Adolfo Kaminsky a rencontré Francis Jeanson, qui lui a proposé de rejoindre le réseau de soutien au FLN algérien qu’il avait créé, et de lui faire bénéficier de ses compétences en matière de faux papiers. Immédiatement d’accord, il a été mis en contact avec son bras droit, Jacques Vignes, qui lui a commandé durant les cinq années suivantes un grand nombre de faux papiers espagnols, italiens, suisses, allemands, belges et français pour les militants du FLN recherchés et pour les membres du réseau affectés au franchissement des frontières. Ils étaient fabriqués dans un vaste atelier clandestin, installé rue des Jeûneurs, dans le IIe arrondissement, non loin du Café du croissant où Jaurès avait été assassiné. Pendant les cinq années où il a été en activité, de 1957 à 1961, il fonctionnait exclusivement au profit de ce réseau de soutien au FLN.

   « Comme Jeanson, comme moi et tous ceux qui avaient rejoint le réseau, c’est en tant que Français qu’il s’était engagé, au nom de cette amitié franco-algérienne à construire, parce que les valeurs françaises de "liberté-égalité-fraternité" devaient s’inscrire dans l’action, parce que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable et qu’il fallait l’aider à gagner la bataille le plus vite possible si l’on voulait arrêter ce gâchis, cesser d’envoyer les gosses de France mourir là-bas pour rien, et ne pas perdre totalement la confiance de nos frères algériens».

   Francis Jeanson et Robert Davezies, engagés comme Kaminsky dans le soutien au FLN algérien :

   Quand Francis Jeanson a dû quitter la France en 1960 et quand Henri Curiel, Juif égyptien, à la fois communiste et engagé dans la France libre, et réfugié en France, a pris la tête du mouvement de soutien au FLN, Adolfo Kaminsky a eu désormais comme interlocuteur le bras droit d’Henri Curiel, Georges Mattéi, un ancien appelé en Algérie, avec qui il a vite sympathisé. En plus de la fabrication de faux papiers, il s’est impliqué dans l’hébergement de militants du FLN recherchés, en liaison, notamment, avec le comédien Jacques Charby et le responsable syndical CGT d’Air France, Claude Ravard, membre du parti communiste mais qui agissait en cachette de son parti pour ne pas risquer d’en être exclu. En juin 1961, plusieurs indices de surveillance policière ont obligé Adolfo Kaminsky à déménager son laboratoire parisien à Bruxelles. Ce qui fut pour lui l’occasion de rencontrer les responsables de la Fédération de France du FLN, à commencer par Omar Boudaoud, chef du Comité fédéral.

   « Entre Omar et moi, le plaisir réciproque de se rencontrer ne fut pas feint. J’avais souvent entendu vanter les qualités de dirigeant d’Omar, et j’étais satisfait de constater que l’homme était à la mesure de sa réputation. Il avait l’envergure d’un grand chef, il respirait la sérénité, l’intelligence, la rapidité de jugement. Mon passé de résistant, mon expérience de la clandestinité et mon engagement auprès des Algériens en tant que Juif lui inspirait un respect tout particulier. […]

   Les cinq membres du comité fédéral de direction, Omar Boudaoud, le chef, Kaddour Ladlani, alias "Pedro", responsable général de l’organisation, Ali Haroun, responsable de la presse et de l’information, Saïd Bouaziz, responsable de la branche armée dite Organisation spéciale (OS), Abdelkrim Souici, trésorier, passaient par la Belgique au moins une fois par mois, mais souvent beaucoup plus. […] Le réseau belge était parfaitement structuré par des femmes et des hommes au courage incontestable, des passeurs pour la plupart, qui franchissaient les frontières belge, française, allemande suisse et italienne, et qui n’ont jamais rechigné quand il m’arrivait de les réveiller à quatre heures du matin pour leur apporter les papiers nécessaires à une mission urgente».

Sa participation au réseau Solidarité d’Henri Curiel :

   Revenu en France un an après l’indépendance de l’Algérie, dans le courant de l’été 1963, Adolfo Kaminsky a travaillé pour le mouvement Solidarité qu’Henri Curiel a organisé pour soutenir les mouvements anticolonialistes des colonies portugaises (Guinée-Bissau, Angola, Mozambique) et l’ANC sud-africaine luttant contre l’apartheid, et qui a rapidement étendu son action à d’autres mouvements d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Son interlocuteur restait Georges Mattéi, fortement impliqué aussi, après la Conférence tricontinentale de La Havane de janvier 1966, dans un autre réseau, l’Organisation latino-américaine de solidarité (OLAS). L’ANC avait été interdite, ses dirigeants, dont Nelson Mandela, condamnés à la prison à vie en 1963 au procès dit de Rivonia et les services secrets de l’Afrique du sud de l’apartheid étaient d’une redoutable efficacité dans le crime. C’est une demande de fabriquer des faux passeports sud-africains, qu’il avait reçue à trois reprises de la part de trois personnes différentes qui lui présentaient chaque fois le même exemplaire comme modèle, demande qui lui est apparue comme un piège, qui l’a conduit, en 1971, à décider de cesser de toute urgence ses activités militantes de faussaire et de se « mettre au vert ». L’enlèvement, en plein Paris, puis l’assassinat, en octobre 1965, du principal organisateur de la Conférence tricontinentale de La Havane, Mehdi Ben Barka, suivi, après le départ du général de Gaulle en 1969, de l’arrivée au pouvoir d’hommes politiques qui, comme Valéry Giscard d’Estaing, avaient été des jusqu’au-boutistes de la colonisation et maintenaient des liens étroits avec l’Afrique du sud, lui donnaient le sentiment de ne plus être en sécurité en France.

   Ses onze années de repli en Algérie, 1971-1982 :

   C’est dans ce contexte qu’il a été vivre en Algérie. Il y a exercé différents métiers, à commencer par un poste à la SNS, la Société algérienne de sidérurgie. Il a vécu dans ce pays une dizaine d’années, durant lesquelles il s’est beaucoup consacré à la photographie. C’est là qu’il a rencontré Leïla, une jeune algérienne, étudiante en droit, qui militait bénévolement pour le Mouvement pour la libération de l’Angola (MPLA), qui est devenue sa femme, avec laquelle il aurait trois enfants, Atahualpa, José et Sarah. Ils reviendront en France en 1983, dans un contexte politique différent. Bien qu’ils restent silencieux sur l’Algérie et son régime de ces années-là, on devine que Leïla comme Adolfo ont gardé un jugement sévère à son sujet. Ils obtiendront tous les cinq en 1992 la nationalité française. Entre temps, en plein Paris, le 4 mai 1978, Henri Curiel aura été assassiné, avec le feu vert, selon toute vraisemblance, du président de la République de l’époque qui affichait ses bonnes relations avec l’Afrique du sud de l’apartheid.

   Comme son père, Juif né en Russie et qui avait choisi de vivre en France, malgré la part sombre de ce pays, et qui croyait, non à l’idéologie sioniste mais aux idées socialistes et laïques du Bund, Adolfo Kaminsky n’était pas favorable à « un pays pour les Juifs ». Il pensait que « la religion ne devait surtout pas coïncider avec une nation».

    Adolfo Kaminsky avait refusé « de rallier Israël : trop de religion, trop de nationalisme».

   Place aux nombreux itinéraires de Juifs universalistes et non sionistes de notre histoire, comme Adolfo Kaminsky, dont l’ensemble du parcours et des réflexions sur la question de la Palestine, méritent d’être restitués.

Gilles Manceron.

Les « bons bandits » Hommage à Adolfo Kaminsky et à Lucio Urtubia.

The Forger (Le faussaire), film de Samantha Stark, Alexandra Garcia, Pamela Druckerman et Manuel Cinema Studios, 16 minutes. The New York Times, 2016.

Hommage à Lucio Urtubia

   Lucio Urtubia est décédé le 18 juillet à Paris à l’âge de 89 ans. Après avoir fui le franquisme, ce militant libertaire, maçon le jour, a consacré ses nuits et week-end à confectionner des faux papiers et documents bancaires pour aider les peuples opprimés.

   L’un des plus grands faussaires du XXe siècle, le militant révolutionnaire Lucio Urtubia est décédé, le 18 juillet 2020 à Paris, à l’âge de 89 ans, laissant derrière lui une vie épique d’engagements dans la défense des peuples opprimés. Ses obsèques se tiendront vendredi 24 juillet, au cimetière du Père Lachaise.

   Après avoir fui, en 1954, l’Espagne franquiste où il avait été condamné aux travaux forcés, Lucio Urtubia, né en Navarre dans une famille modeste, s’est spécialisé dans la confection de faux documents en tous genres, des papiers d’identité, des chèques ou même des billets de banque pour aider de nombreuses causes révolutionnaires, sans en tirer un profit personnel. Ce qui lui vaudra une réputation mondiale, adossée aux surnoms de « bon bandit » ou de « Zorro basque ». Des documentaristes, biographes et auteurs de BD ont retracé les combats de ce « Robin des bois des temps modernes ».

   Ouvrier carreleur, Lucio Urtubia, qui a toujours souhaité continuer à travailler, s’adonnait à ses missions clandestines le soir et le week-end. Compagnon de route de « Quico Sabaté », militant anarchiste assassiné en 1960, des mouvements de libération nationale et de décolonisation, il côtoya aussi Eldridge Cleaver, leader des Black Panthers, Albert Camus ou encore Henri Cartier Bresson.

   En 1962, c’est Ernesto Guevara qui vient le rencontrer dans un salon de l’aéroport d’Orly. Lucio a un projet à proposer à celui qui est alors ministre de l’Industrie à Cuba : le faussaire veut « inonder le monde de milliers de faux dollars pour financer la révolution et ruiner l'Amérique ». Le Che repart à la Havane avec des échantillons de faux billets, mais renonce finalement au projet.

   Huit ans plus tard, Lucio Urtubia se fait arrêter alors qu’il réalise son plus gros coup d’éclat : la reproduction de milliers de chèques pré-imprimés (traveller's) de la First National City Bank. Le butin est évalué à près de 20 millions de dollars.

   Incarcéré pendant six mois, Lucio Urtubia entame des négociations, avec son avocat Roland Dumas, avec la banque américaine. Il finit par trouver un accord, en échange du retrait de la plainte. « Je leur ai donné les plaques d'imprimerie et ma parole que je ne copierais plus leurs chèques. Mais contre une somme d'argent pour le mouvement », expliquera-t-il plusieurs années plus tard.

   Ses activités illégales lui vaudront d’autres séjours en prison. En 1974, Lucio Urtubia avait déjà été arrêté après avoir été accusé, avec son épouse Anne Granier, de complicité dans l’enlèvement de Balthazar Suarez, représentant de la Banque de Bilbao à Paris. Il fut incarcéré à la prison de la Santé quelques mois avant d’être acquitté lors du procès en 1981. En 1976, Urtubia est aussi assigné à résidence pendant cinq jours à Belle-Ile-en-Mer, en compagnie d’autres anarchistes et indépendantistes basques, à l’occasion de la venue du roi d’Espagne Juan Carlos en visite officielle en France.

   De ses séjours en prison, le militant conservait une profonde révulsion de tout système carcéral. Malgré le poids des années, Lucio Urtubia a continué à aider, jusqu’aux derniers instants de sa vie, de nombreuses familles de détenus depuis l’espace « Louise Michel » qu’il a fondé à Paris en 1997.

   Lucio Urtubia a aussi publié son autobiographie, Ma morale anarchiste (Les Éditions libertaires), en 2005.

   Un documentaire retraçant sa vie, « Lucio », est sorti en 2007.

Les « bons bandits » Hommage à Adolfo Kaminsky et à Lucio Urtubia.
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