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Le blog de Pierre Montmory

POUR LE CARNAVAL

tableau de Bruegel

tableau de Bruegel

POUR LE CARNAVAL

La fête du passage de l’hiver au printemps, de la mort à la vie, temps de fécondation et fête du temps, du devenir, des alternances du monde inachevé et ouvert, dominé par la joie, mais aussi temps de la folie et de la remise en question des règles et de l’ordre établis : le carnaval, au cours duquel surgit et s’impose le fou, le bouffon, annonçant l’écart, la marge, par rapport à la norme, à la loi. La figure du bouffon ou du fou, c’est l’incarnation du renversement des valeurs, du « monde à l’envers » où règnent la transgression, le désordre, la confusion et l’interdit, c’est-à-dire la liberté et le rire.

La carnavalisation est un état d’esprit, une façon particulière de percevoir le monde, marquée par la liberté et le rire, mais aussi et surtout par cette tendance à inverser codes et valeurs, à mettre « le monde à l’envers » pour mélanger sérieux et comique, haut et bas, sublime et vulgaire.

La culture populaire a toujours à toutes les étapes de son évolution, résisté à la culture « officielle », elle a élaboré sa vision particulière du monde et ses formes propres pour la refléter.

Cette manifestation du génie populaire, d’origine orale, s’exprime librement contre la culture officielle et bourgeoise qu’elle vient subvertir, dans un éclat de rire puissant, féroce et jubilatoire. Subversion entre deux sphères sociales, l’une officielle et l’autre non, en situation de contradiction et de tension, mais dont les conflits se règlent finalement dans un grand éclat de rire salvateur.

Signe d’une énergie et d’une vitalité qui se manifestent en période de crise ou de conflit socioculturel ou politique, rattachée à une culture et à des traditions vivantes, donnant libre cours à la voix spontanée du peuple, une forme concrète de la vie même, qui n’est pas seulement jouée, mais vécue.

L’esprit qui anime le carnaval cherche à provoquer, par-delà le rire et la dérision, une prise de conscience qui conduit à réfléchir et à s’engager : le carnaval est le triomphe d’un affranchissement de la vérité dominante et du régime existant, d’abolition de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous.

Le carnaval est dans le vécu quotidien, avec des personnages marginaux, une aventure, un mélange de tons et de styles portés par un langage heurté, ambivalent et/ou obscène mais toujours apte à déclencher le rire, la causticité critique…

Comme un dialogue de sagesse dont elles découlent, la satire, la moquerie, se rattachent au comico-sérieux typique dont les racines plongent au plus profond du folklore, de toutes les formes, à la fois souple et changeant, capable donc de se mélanger à d’autres genres, la satire ou la moquerie sont devenus le langage de la perception du monde le plus moderne.

La moquerie est apte à exprimer le renversement abrupt, la subversion, les situations conflictuelles, et son discours, capable de prendre en charge, avec la plus grande liberté, la pensée sociale et politique de l’époque.

À la fois comique et tragique, la moquerie est plutôt sérieuse  par le statut de ses mots, elle est politiquement et socialement dérangeante. Elle libère la parole des contraintes historiques, ce qui entraîne une audace absolue.

La moquerie est liée à la satisfaction des besoins physiques élémentaires dictés par la nature et l’instinct de conservation, comme la nourriture, le sexe, l’enfantement, la défécation.. La notion de grotesque renvoie aux images corporelles de la vie : celles du corps souffrant, urinant, mangeant, qui renvoie à la sensualité, au désir de possession, de domination…

Le grotesque caricature l’abolition de la censure et des règles de bienséance.

Le grotesque nous rappelle nos travers, nos insuffisances et nos fautes cachés derrière les masques de la bienséance : il nous met face à nous-mêmes : à l’instar du bouffon, le grotesque incarne « la conscience critique ». Foncièrement ambivalentes, les images du corps grotesque expriment, à travers le rabaissement au niveau inférieur du corps, le principe positif et la dynamique de la vie elle-même, et donc la reconnaissance et la réhabilitation de ce qui constitue le réel dans sa totalité.

«  Le vers, la vermine ne sont-ils - dans la mythologie, ce symbole de la vie renaissante de la pourriture, symbole de l’état larvaire préparant l’envol spirituel « ?

Le rire fuse comme une réaction salutaire à l’intimidation permanente et à la violence de l’autorité.

L’autorité génère une peur paralysante que le rire cherche à conjurer et à combattre : peur de tout ce qui est sacré, peur du pouvoir divin et humain, des commandements, des interdits autoritaires et de la mort.

Jamais le pouvoir, la violence, l’autorité n’emploient le langage du rire.

La moquerie est un véritable procès, une mise en accusation, avec convocation de témoins … morts pour la liberté et la légitimité du peuple : fantômes errants, âmes en souffrance, ils n’ont d’autre rôle que de comparaître, comme simples témoins, mais témoins au sens double et quasi sacré que le mot revêt : martyr et témoin. Ombres tragiques, mêlés aux vivants, ils crient la douleur, d’une révolution détournée de ses idéaux et leur errance témoigne de ce que fut pour le peuple, la trahison d’une légitimité bafouée.

Au cours de la parade, la joie et le rire atteignent un sommet dans le couronnement du Roi Carnaval et la fête s’achève par son détrônement. La détrônisation symbolise le passage de la vie à la mort et le perpétuel renouvellement du monde.

Le retour aux normes établies, à la loi, marque la fin et le caractère éphémère du carnaval dont ce moment particulier d’in- détrônisation symbolise l’utopie.

« Avec tout ce qui arrive … toi d’abord faudra voir à me laisser parler au peuple ! Autrement, ça te coûtera cher, personne n’a jamais réussi à me fermer la bouche une fois que j’ai décidé de parler. Non, il n’est pas encore né celui-là … Je parlerai quand je voudrai et je me la bouclerai quand j’en aurai envie… Alors je n’ai peur de rien ni de personne. »

Dévoiler l’hypocrisie, la lâcheté, la criminelle complicité des intellectuels véreux, les mensonges, la manipulation et la falsification de l’histoire; et les souffrances oubliées, les valeurs bafouées, la dignité confisquée pointées d’un doigt accusateur, et la déchéance, la clochardisation du corps social face à l’arrogante suffisance des nantis du pouvoir.

La révolution comme image de la marginalité et de la subversion. Son identité transgressive et sa capacité à s’indigner, rebelle à tous les systèmes, le grain de sable qui fait grincer les rouages.

La moquerie, passeuse de révolution, et de son choix délibéré du non-conformisme et de l’aventure des déclassés, des clochards, qui investissent sans scrupules et sans honte l’espace masculin et s’y taille une place de choix : arpentant de nuit les rues de la ville où traînent les laissés pour compte de la société, elle dénonce les dérives du régime, l’absence de courage des intellectuels et la mortelle apathie qui endort le peuple.

Figure dérangeante par ses coups de gueule, mise au ban de la société, la révolution tente de secouer les consciences endormies. Vigie qui garde vivante la mémoire de la lutte de libération, elle combat pour un idéal – une utopie ? Elle  s’acharne par ses paroles incendiaires à rallumer la flamme, se colletant sans répit avec la surdité et la torpeur qui endorment ses compagnons d’infortune.

Elle : Il faut qu’ils se réveillent.

Lui : C’est trop dur pour eux, se réveiller ! Et peut-être qu’ils n’y tiennent pas.

Elle : Faut quand même qu’ils ouvrent les yeux !

Lui : Ils les ouvriront, leurs yeux. Tant que tu voudras. Mais en dedans, ils continueront à dormir.

Ancienne tueuse, cette gueuse s’affirme comme la voix du peuple : elle proclame dans un discours d’une remarquable violence, que la peur doit être balayée et que la révolution est toujours à faire. Parole oraculaire, une interrogation lourde de sens à venir.

Éminemment subversive, cette parole vraie, cette voix dérangeante et têtue de la révolution, face à un discours officiel incapable d’exprimer l’authenticité et la mémoire du peuple, prisonnier qu’il est dans la langue de bois et englué dans le piège de ses propres contradictions et de son double discours.

« On en parlera encore longtemps, mes enfants. Ça ne fait même que commencer ! Ça va vous embêter peut-être, mais on en parlera de plus en plus ! ... Parce que non, la révolution n’est pas finie. Et vous voulez savoir une chose ? La guerre non plus. Non, la guerre non plus, elle n’est pas finie ! »

Discours politique creux, dévoyé, manipulateur, des ténors du pouvoir qui ont oublié la vertu de l’exemple que la révolution ne se gêne pas de leur rappeler :

...Y en a, des gens, qui vous rebattent les oreilles, vous soûlent de discours ! Mais qu’est – ce qu’il en sort ? La même rengaine. La seule qu’ils connaissent : « Il faut des sacrifices, il faut que le peuple se sacrifie ! ». On pourrait leur répondre : « Pourquoi pas ? Justement on aimerait que quelqu’un nous montre comment. Vous ne voudriez pas nous montrer comment on doit s’y prendre ? ».

Double discours qui consacre une irrémédiable perte de sens et condamne à une dramatique perte d’intelligibilité ou au silence coupable, de tous ceux qui, prêts à tout accepter, à tout justifier, sont prêts également à enterrer les idéaux de la révolution.

La critique sociale vive dénonce la faiblesse et la lâcheté que masquent les formules vides et fallacieuses des faux intellectuels :

« …Et ta révolution, écrivain public, celle que t’as faite, comment ça s’est passé ? Sur invitation ?  Avec de la musique ? Je voudrais bien savoir … où tu l’as faite, ta révolution si c’est pas trop indiscret.»

Cette violente critique contre les faux érudits montre que c’est la marge, dans sa dynamique spécifique de contre-pouvoir, qui anime la contestation, non par les armes : la guerre est depuis longtemps achevée, mais par la parole et par le rire, car les personnages douteux, agglutinés autour de la gueuse, l’ancienne meneuse, n’ont plus que la dérision pour fustiger le pouvoir et dénoncer les manipulations et les abus. Persona non grata, rejetés par la cité, c’est de la périphérie que, pauvres spectres dépouillés de tout, ils vont continuer, chacun à sa manière, à défendre la langue, la culture et la révolution.

Le renouveau annoncé.

La culture du carnaval, temps de la monstration et de l’exhibition des vices et des travers et de la parole libérée, temps de subversion de la culture officielle par le renversement, le grotesque et le rire, qui bouleversent pour un temps la vie quotidienne, suppose une transformation nécessaire au renouvellement et à la création qui marque aussi le théâtre moderne.

La perception carnavalesque du monde possède un extraordinaire pouvoir régénérant, et transfigurant, une vitalité inépuisable.

Dans le pur esprit du carnaval, le souffle de la vision carnavalesque du monde qui annonce le printemps et le renouveau des formes, se donne à voir soulignant la vigueur et la modernité qu’insuffle la veine populaire, imprégnée de cette culture du peuple dont on perçoit les traces dans la gestualité et les comportements des personnages, comme dans l’écho de l’oralité et ses accents.

Le caractère ouvert de spectacle de rue, les principaux personnages du carnaval, font ainsi revivre des traditions aujourd’hui quasiment disparues : la fête populaire, la fête des fous, et son esprit de renouveau.

Le langage carnavalesque mêle dialectes sociaux et styles dépareillés, à un éventail de tonalités situées entre haut et bas, sublime et grotesque, qui reflètent la diversité de la vie. Unies dans la polyphonie du monde, des voix se mêlent et s’entrechoquent, plurielles et différentes, faisant entendre dans le concert joyeux du carnaval, la parole sociale dans sa richesse et sa saveur, dans toute son authenticité : niveaux disparates, jurons et proverbes, sentences et moqueries, sérieux et comique : les langages sociaux joyeusement mélangés… tirent la langue à la norme.

La dimension de scandale et de provocation connaît son illustration la plus choquante, la plus fantastique aussi, dans  le problème de l’attentisme, de l’attente d’une réponse, qui ne viendra pas, et l’autre problème de cette rupture illustrée par le silence complice des intellectuels, qui est mis à l’index, alors que l’importance de la prise de parole est fortement soulignée.

« C’est ça, contredisons –nous … c’est ça, posons-nous des questions … c’est ça engueulons- nous… car tout vaut mieux que de se taire face à l’imposture des faux prophètes ».

Les femmes n’ont pas plus de place au théâtre que dans l’espace public… Le rôle de la femme comme source et gardienne de la langue et de la culture est remis en circuit et valorisé, dans l’esprit de renouveau qui est celui du carnaval.

La connaissance, le fait de connaître, le savoir, la connaissance absolue, où la femme vaut son pesant de poudre.

La femme, la Reine du Carnaval, vaut mille hourras !

Une femme d’exception, ou l’image sublimée d’une féminité et d’une humanité portée à un degré rarement atteint de perfection.

La révolution se sert du plaisant et joyeux tremplin de la carnavalisation pour faire passer les messages les plus sérieux et parfois les plus graves. Nourrie à un terreau séculaire malgré la censure et la mise sous surveillance de la culture, la révolution pose la question, particulièrement sensible à chaque époque, de la langue, des langues, qui cristallisent alors, tous les malentendus, tous les ressentiments.

Elle s’inscrit avec talent, dans une tradition et une culture du rire et de la dérision que le théâtre partage, et partage toujours, avec d’autres productions artistiques : le roman, la B.D, la chanson populaire le cinéma, la caricature et jusqu’à l’immense répertoire de blagues, qu’englobe cette culture carnavalesque. Le théâtre a joué un rôle fondamental pour la défense et la perpétuation de cette culture ancestrale.

Illustrant les relations, parfois difficiles, que le peuple entretient avec l’idéologie dominante et les pratiques du pouvoir, dans une pesante impression de « vide culturel » créée par la mise sous tutelle de l’expression populaire spontanée, le théâtre connaît une production dramatique intense et innovante, dans toutes les langues. En posant le problème de la rivalité entre langues – celle officielle choisie par le pouvoir et celles, riches et nombreuses, qui ont nourri le rêve, les désirs, la mémoire et l’imaginaire du peuple de l’Humanité - à travers cette culture carnavalesque, le théâtre, quelle que soit la langue où il se donne à voir, mène une véritable lutte pour la défense et la promotion de la culture populaire et le droit à une expression plurielle et diversifiée, en intégrant et en revalorisant, sans complexes, toutes les sensibilités, toutes les cultures dont l’Humanité est le foyer créateur.

Une parade populaire dans les rues, à la fin de laquelle, on mettait le feu à un épouvantail figurant le vieux : l’an écoulé.

 

Bibliographie :

Adapté par Pierre Marcel Montmory de :

Dr. Rachida Simon, Université de Batna. La carnavalisation ou « le monde à l’envers». Synergies Algérie n° 10 – 2010.

Mille hourras pour une gueuse, de Mohammed Dib

Bakhtine, M. 1970. La Poétique de Dostoïevski. Trad. Du russe par Isabelle Kolitcheff. Paris : Le Seuil.

Bakhtine, M. 1970. L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance. Paris : Gallimard.

Bakhtine, M. 1978. Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard.

Dib, M.1968. La Danse du roi. Paris : Le Seuil.

Dib, M. 1980. Mille hourras pour une gueuse. Paris : Le Seuil.

Kristeva, J.1969. Sémeiotiké. Recherches pour une sémanalyse. Paris : le Seuil.

POUR LE CARNAVAL
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