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Le blog de Pierre Montmory

LE CHANT DE LA CRÉATION d' Omar Khayyam

Omar Khayyam

poète, philosophe, savant

perse du XIème et XIIème siècle

 

  Le vaste monde : un grain de poussière dans l’espace. Toute la science des hommes : des mots. Les peuples, les bêtes et les fleurs des 7 climats : des ombres. Le résultat de ta méditation perpétuelle : rien.

 

  Sois heureux un instant, cet instant, c’est ta vie.

 

  L’amour qui ne ravage pas n’est pas l’amour. Un tison répand-il la chaleur d’un brasier ? Nuit et jour, durant toute sa vie, le véritable amant se consume de douleur et de joie.

 

  Considère avec indulgence les hommes qui s’enivrent. Dis-toi que tu as d’autres défauts. Si tu veux connaître la paix, la sérénité, penche-toi sur les déshérités de la vie, sur les humbles qui gémissent dans l’infortune, et tu te trouveras heureux.

 

  Contre une flèche lancée par le destin, les boucliers ne servent à rien.

  La nuit n’est peut-être que la paupière du jour.

 

  Dans l’agitation je suis venu au monde, Et de la vie n’ai rien appris, sauf à m’en émerveiller.  Nous avançons à contrecœur, ignorants. Pourquoi nous sommes venus, ou allés, ou étions dans ce monde.

 

  Dans les monastères, les synagogues et les mosquées se réfugient les faibles que l’Enfer épouvante. L’homme qui connaît la grandeur d’Allah ne sème pas dans son coeur les mauvaises graines de la terreur et de l’imploration.

 

  Aujourd’hui, sur demain tu ne peux avoir prise. Penser au lendemain, c’est être d’humeur grise. Ne perds pas cet instant, si ton coeur n’est pas noir, car nul ne sait comment nos demains se déguisent.

 

  Aussi rapides que l’eau du fleuve ou le vent du désert, nos jours s’enfuient. Deux jours, cependant, me laissent indifférent : celui qui est parti hier et celui qui arrivera demain.

 

  Le Ciel est le joueur, et nous, rien que des pions. C’est la réalité, non un effet de style. Sur l’échiquier du monde Il nous place et déplace Puis nous lâche soudain dans le puits du néant.

 

  Je ne me suis jamais privé de donner mon temps aux sciences, Par la science j’ai dénoué les quelques nœuds d’obscurs secrets. Après 72 années de réflexion sans jour de trêve, Mon ignorance, je la sais…

 

  Les savants et les sages les plus illustres ont cheminé dans les ténèbres de l’ignorance. Pourtant, ils étaient les flambeaux de leur époque.

 

  Au-delà de la Terre, au-delà de l’Infini, je cherchais à voir le Ciel et l’Enfer. Une voix solennelle m’a dit: « Le Ciel et l’Enfer sont en toi. »

 

  Le monde n’est qu’escroquerie au rêve.

 

  Ceux qui travaillent pour l’amour de l’intellect perdent leur temps ; un bœuf ne donne point de lait.

Mieux vaut prendre les oripeaux de la folie, car, aujourd’hui, l’on vend, pour la raison, la lie.

 

  Si j’avais eu le choix, serais-je venu ? Si j’avais choisi mon devenir, qu’aurais-je pu devenir ? Quel meilleur sort aurais-je pu connaître ? Que de ne pas venir, devenir, ou même être ?

 

  Ne laisse aucune ombre de regret t’assombrir, Aucune peine absurde obscurcir tes jours. Ne renonce jamais aux chants d’amour, aux prairies, aux baisers, Jusqu’à ce que ton argile se fonde dans une plus ancienne.

 

  Boire du vin et étreindre la beauté vaut mieux que l’hypocrisie du dévot. Si l’amoureux et si l’ivrogne sont voués à l’Enfer, personne, alors, ne verra la face du Ciel.

 

  Ces dupes de l’intellect et de la logique meurent en disputant de l’être et du non-être. Va, ignare, choisis bien ton cru, car de leur poussières ne poussent que des raisins verts.

 

  Lorsque le Tout-Puissant créa et façonna les êtres, pourquoi y mêla-t-il des tares ? Si l’œuvre était belle, pourquoi la détruire ? Et si elle était une malfaçon, à qui la faute ?

 

  Pourquoi t’affliges-tu, Khayyâm, d’avoir commis tant de fautes ! Ta tristesse est inutile. Après la mort, il y a le néant ou la miséricorde.

 

  Fais en sorte que ton prochain n’ait pas à souffrir de ta sagesse. Domine-toi toujours. Ne t’abandonne jamais à la colère. Si tu veux t’acheminer vers la paix définitive, souris au destin qui te frappe, et ne frappe personne.

 

  L’amour qui n’est pas sincère est sans valeur ; Comme un feu presque éteint, il ne réchauffe pas. Le véritable amant, pendant des années, des mois, des nuits, des jours, ne goûte ni repos, ni paix, ni nourriture, ni sommeil.

 

  Le bien et le mal qui sont dans la nature humaine, le bonheur et le malheur que nous garde le destin, n’en accuse pas le ciel, car, au point de vue de la sagesse, ce ciel est mille fois plus impuissant que toi.

 

  Rien de ce que tu peux dire du passé ne m’est un charme. Sois heureux d’aujourd’hui, ne parle pas d’hier.

 

  Debout! Pourquoi pleurer ce monde humain qui passe ? Vis chaque jour dans la gratitude et dans la joie. Si l’humanité avait été libérée du sein et de la tombe, quand ton tour serait-il venu de vivre et d’aimer?

 

  Hier étant révolu, ne l’évoque plus ! Ne te lamente pas, non plus, à propos d’un demain pas encore venu !

  Ne te fonde ni sur le passé, ni sur le futur : vis joyeusement l’instant présent, ne gaspille point tes jours !

 

  Les corps qui peuplent cette voûte du ciel déconcertent ceux qui pensent. Prends garde de perdre le bout du fil de la sagesse, car les guides eux-mêmes ont le vertige.

 

  Dans le tourbillon de la vie, seuls sont heureux les hommes qui se croient savants et ceux qui ne cherchent pas à s’instruire. Je suis allé me pencher sur tous les secrets de l’univers, et j’ai regagné ma solitude en enviant les aveugles que je rencontrais.

 

  Ne cherche pas le bonheur. La vie est aussi brève qu’un soupir. La poussière de Djemchid et de Kaï-Kobad tournoie dans le poudroiement vermeil que tu contemples. L’univers est un mirage. La vie est un songe.

 

  Je ne crains pas la mort. Je préfère cet inéluctable à l’autre qui me fut imposé lors de ma naissance. Qu’est-ce que la vie ? Un bien qui m’a été confié malgré moi et que je rendrai avec indifférence.

 

  Voici la seule vérité. Nous sommes les pions de la mystérieuse partie d’échecs jouée par Allah. Il nous déplace, nous arrête, nous pousse encore, puis nous lance, un à un, dans la boîte du néant.

 

  N’anticipe jamais le chagrin de demain ; vis toujours dans ce présent édénique, mais qui doit bientôt accueillir ceux qui sont partis depuis ces 7000 ans (âge mythique du monde).

 

  L’espace qui sépare l’incroyant de la foi n’est qu’un souffle. Ce qui sépare le doute de la certitude n’est qu’un souffle. Passons donc légèrement cet espace précieux d’un souffle. Notre vie n’est séparée de la mort que par l’espace d’un souffle.

 

  Quand tu chancelles sous le poids de la douleur, quand tu n’as plus de larmes, pense à la verdure qui miroite après la pluie. Quand la splendeur du jour t’exaspère, quand tu souhaites qu’une nuit définitive s’abatte sur le monde, pense au réveil d’un enfant.

 

  Pauvre homme, tu ne sauras jamais rien. Tu n’élucideras jamais un seul des mystères qui nous entourent. Puisque les religions te promettent le Paradis, aie soin de t’en créer un sur cette terre, car l’autre n’existe peut-être pas.

 

  Je vis un homme, seul, sur la terrasse de sa maison qui foulait sous ses pieds avec mépris de l’argile. Et cette argile, dans son mystique langage, lui dit : « Calme-toi, un jour, on te foulera comme tu me foules. »

 

  Tu sais que tu n’as aucun pouvoir sur ta destinée. Pourquoi l’incertitude du lendemain te cause-t-elle de l’anxiété ? Si tu es un sage, profite du moment actuel. L’avenir ? Que t’apportera-t-il ?

 

  Si assuré et ferme que tu sois, ne cause de peine à personne, que personne n’ait à subir le poids de ta colère. Si le désir est en toi de la paix éternelle, souffre seul, sans que l’on puisse, ô victime, te traiter de bourreau.

 

  Ce faste, cet or et cet argent, tout cela n’est rien. Plus j’examine les choses de ce monde, plus je suis fondé à croire que c’est le bien qui prévaut, même s’il n’est rien.

 

  Pénètre-toi bien de ceci: un jour, ton âme tombera de ton corps, et tu seras poussé derrière le voile qui flotte entre l’univers et l’inconnaissable. En attendant, sois heureux ! Tu ne sais pas d’où tu viens. Tu ne sais pas où tu vas.

 

  Sommeil sur la terre. Sommeil sous la terre. Sur la terre, sous la terre, des corps étendus. Néant partout. Désert du néant. Des hommes arrivent. D’autres s’en vont.

 

  J’ai beaucoup appris et j’ai beaucoup oublié aussi, volontairement. Dans ma mémoire, chaque chose était à sa place. Par exemple, ce qui était à droite ne pouvait aller à gauche. Je n’ai connu la paix que le jour où j’ai tout rejeté avec mépris. J’avais enfin compris qu’il est impossible d’affirmer ou de nier.

 

  Conviction et doute, erreur et vérité, ne sont que des mots aussi vides qu’une bulle d’air. Irisée ou terne, cette bulle est l’image de ta vie.

 

  Ne cherche aucun ami dans cette foire que tu traverses. Ne cherche pas, non plus, un abri sûr. D’une âme ferme, accueille la douleur, et ne songe pas à te procurer un remède que tu ne trouveras pas. Dans l’infortune, souris. Ne demande à personne de te sourire. Tu perdrais ton temps.

 

  Personne ne peut comprendre ce qui est mystérieux. Personne n’est capable de voir ce qui se cache sous les apparences. Toutes nos demeures sont provisoires, sauf notre dernière : la terre. Bois du vin ! Trêve de discours superflus !

 

  Il est des gens qui discutent sur la religion. D’autres hésitent entre le doute et la certitude. Un héraut surgira à l’improviste et dira : « Ignorants, le chemin n’est ni celui-ci, ni celui-là ».

 

  Le bien et le mal se disputent l’avantage, ici-bas. Le Ciel n’est pas responsable du bonheur ou du malheur que le destin nous apporte. Ne remercie pas le ciel ou ne l’accuse pas… Il est indifférent à tes joies comme à tes peines.

 

  Tout le monde sait que je n’ai jamais murmuré la moindre prière. Tout le monde sait aussi que je n’ai jamais essayé de dissimuler mes défauts. J’ignore s’il existe une justice et une miséricorde… Cependant, j’ai confiance, car j’ai toujours été sincère.

 

  Homme, puisque ce monde est un mirage, pourquoi te désespères-tu, pourquoi penses-tu sans cesse à ta misérable condition ? Abandonne ton âme à la fantaisie des heures. Ta destinée est écrite. Aucune rature ne la modifiera.

 

  Qu’il est vil, ce cœur qui ne sait pas aimer, qui ne peut s’enivrer d’amour ! Si tu n’aimes pas, comment peux-tu apprécier l’aveuglante lumière du soleil et la douce clarté de la lune ?

 

  Longtemps encore, chercherai-je à combler de pierres l’Océan ? Je n’ai que mépris pour les libertins et les dévots. Khayyâm, qui peut affirmer que tu iras au Ciel ou en Enfer ? D’abord, qu’entendons-nous par ces mots ? Connais-tu un voyageur qui ait visité ces contrées singulières ?

 

  Écoute ce que la Sagesse te répète toute la journée: « La vie est brève. Tu n’as rien de commun avec les plantes qui repoussent après avoir été coupées. »

 

  Tu appréhendes ce qui peut t’arriver demain ? Sois confiant, sinon l’infortune ne manquerait pas de justifier tes craintes. Ne t’attache à rien, ne questionne ni livres ni gens, car notre destinée est insondable.

 

  La vie n’est qu’un jeu monotone où tu es sûr de gagner 2 lots : la douleur et la mort. Heureux, l’enfant qui a expiré le jour de sa naissance ! Plus heureux, celui qui n’est pas venu au monde !

 

  Oublie que tu devais être récompensé hier et que tu ne l’as pas été. Sois heureux. Ne regrette rien. N’attends rien. Ce qui doit t’arriver est écrit dans le Livre que feuillette, au hasard, le vent de l’Éternité.

 

  Ma naissance n’apporta pas le moindre profit à l’univers. Ma mort ne diminuera ni son immensité ni sa splendeur. Personne n’a jamais pu m’expliquer pourquoi je suis venu, pourquoi je partirai.

 

  Tous les hommes voudraient cheminer sur la route de la Connaissance. Cette route, les uns la cherchent, d’autres affirment qu’ils l’ont trouvée. Mais, un jour, une voix criera : « Il n’y a ni route ni sentier! ».

 

  Referme ton Koran. Pense librement, et regarde librement le ciel et la terre. Au pauvre qui passe, donne la moitié de ce que tu possèdes. Pardonne à tous les coupables. Ne contriste personne. Et cache-toi pour sourire.

 

  Ignorant qui se croit savant, je te regarde suffoquer entre l’infini du passé et l’infini de l’avenir. Tu voudrais planter une borne entre ces 2 infinis et t’y jucher… Va plutôt t’asseoir sous un arbre, près d’un flacon de vin qui te fera oublier ton impuissance.

 

  Seigneur, tu as placé mille pièges invisibles sur la route que nous suivons, et tu as dit : « Malheur à ceux qui ne les éviteront pas ! » Tu vois tout, tu sais tout. Rien n’arrive sans ta permission. Sommes-nous responsables de nos fautes ? Peux-tu me reprocher ma révolte ?

 

  Pour le sage, la tristesse et la joie se ressemblent, le bien et le mal aussi. Pour le sage, tout ce qui a commencé doit finir. Alors, demande-toi si tu as raison de te réjouir de ce bonheur qui t’arrive, ou de te désoler de ce malheur que tu n’attendais pas.

 

  J’ai eu des maîtres éminents. Je me suis réjoui de mes progrès, de mes triomphes. Quand j’évoque le savant que j’étais, je le compare à l’eau qui prend la forme du vase et à la fumée que le vent dissipe.

 

Les chants d'Omar Khayam :
édition critique

Sadegh Hedayat,

Omar Khayam

Éditions : J. Corti,

1 janv. 1993 - 119 pages

     Il y a peu d'œuvres qui soient, autant que les quatrains d'Omar Khayam, admirées, rejetées, haïes, calomniées, condamnées, disséquées, et qui atteignent une renommée universelle, en restant pourtant méconnues. Sadegh Hedayat s'est découvert très jeune des affinités avec cette œuvre et s'est proposé de faire découvrir à ses contemporains " l'homme et sa pensée à travers une poignée de quatrains en langue persane attribués à Khayam mathématicien et astronome des cinquième et sixième siècles de l'Hégire (vers 1050 -1123 ap. J.C.) ". De plus, il s'est fait le lecteur critique des auteurs qui avaient entrepris, avant lui, d'analyser les quatrains (Edward G. Browne, F. Woeptk, Crockelmann, Edward Fitzgerald, Nathan Heskell Dole, Nicolas, Whinifield, E. Heron Allen, Vedder, Charles Grolleau, Von Shack, etc.), des éditeurs, qui les avaient fait lire : pour Hedayat, la plupart se sont fourvoyés, les premiers en lui attribuant des réflexions ou des idées contradictoires révélant par là leur totale méconnaissance de l'œuvre, les seconds en éditant, sous son nom, des quatrains dont il ne pouvait être l'auteur. C'est cette édition critique des chants de Khayam, à laquelle il travailla en 1923, âgé de vingt ans, que nous donnons aujourd'hui à lire dans une traduction de M.F. Farzaneh pour le texte et Jean Malaplate pour les Chants. Depuis la publication de Rencontres avec Sadegh Hedayat de M.F. Farzaneh, la personnalité et la pensée de l'auteur de la Chouette aveugle nous sont mieux connues : il est, derrière un chef-d'œuvre singulier, sans pareil, une forêt à explorer, et l'intérêt premier de cette nouvelle publication est de nous faire découvrir, à travers sa lecture des quatrains, la philosophie personnelle de l'écrivain. Car si Khayam s'était trouvé empêché de mettre ses idées en pratique, s'il avait préféré revêtir le masque de l'homme de science respecté, Hedayat s'était, lui, fait un devoir de rechercher cette parfaite adéquation entre sa vie quotidienne et sa pensée. Lorsqu'il rend hommage à son maître persan, Hedayat est un jeune homme qui possède déjà sa propre vision du monde et sa propre culture, celle-ci considérablement étendue. Dans le Téhéran du début du siècle, les livres étrangers sont pourtant rares, et en dehors de la Bibliothèque de Prêts de l'Alliance Française et de l'Ecole Saint-Louis, tout contact avec la civilisation occidentale s'avérait utopique. Hedayat utilisera donc tous les faibles moyens qui sont à sa disposition pour connaître ce que la société iranienne contemporaine contribue à rendre plus " étranger " encore aux jeunes gens de sa génération : la culture de la Perse et de l'Iran ancien d'une part, la création occidentale d'autre part, véritable laboratoire duquel sortait, de loin en loin, des œuvres iconoclastes, peu respectueuses des formes passées, et qui répondaient parfaitement au besoin qu'avait alors l'écrivain iranien de s'affranchir des pesanteurs ancestrales. Sadegh Hedayat a entrepris, à partir d'un choix de quatrains d'Omar Khayam, un travail rigoureux, méthodique qui tranche avec les habitudes des hommes de lettres iraniens : en tant qu'essai, Les Chants ont suscité un très grand intérêt dans les milieux intellectuels iraniens et ont fait école. La traduction que M.F. Farzaneh et Jean Malaplate en ont donnée devrait contribuer à mieux faire connaître en France l'œuvre du poète persan, comme elle permettra de confirmer la place, l'une des premières, de l'écrivain iranien parmi les novateurs du XXe siècle.

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