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Le blog de Pierre Montmory

Wole Soyinka

- Du droit de perdre l'espoir -

- Du droit de perdre l'espoir -

Du droit de perdre l'espoir entretien de Boniface Mongo-Mboussa et Tanella Boni avec Wole Soyinka

Premier Prix Nobel africain de littérature (1986), Wole Soyinka est mondialement connu à la fois comme écrivain et défenseur des droits de l'homme. Nous l'avons rencontré à Delphes, à l'occasion du Festival international de la poésie, qui a eu lieu du 18 au 21 mars sous les auspices de l'UNESCO. L'entretien s'est focalisé sur son écriture nourrie par la mythologie yoruba, sur son dernier essai paru aux Etats-Unis, The Burden of Memory, the Muse of Forgiveness, et sur l'avenir du continent noir.

Pourquoi hier n'êtes-vous par intervenu par rapport au thème du colloque : "Globalisation, Ethnocentrisme et nouvelles technologies" ? On aurait bien aimé vous entendre.

Vous savez, ces sujets ont beaucoup d'importance pour moi. Il y en a certains dont j'ai discuté un grand nombre de fois et certains d'entre eux guident même ma philosophie personnelle et mon travail. En quelque sorte, je n'ai pas voulu discuter de ces questions dans ce contexte particulier, parce qu'elles deviennent très vite de simples querelles académiques pour la plupart des gens. Or, pour moi, elles sont au cœur même de mon existence. L'appartenance, l'identité, la race, voilà mon bagage culturel, voilà mon histoire. C'est donc pour moi un sujet bien trop large pour qu'il soit simplement discuté en quelques minutes. C'est pourquoi j'ai préféré me taire.

La Grèce (les dieux grecs, Dionysos) joue un rôle très important dans votre œuvre. Est-ce la raison de votre présence ici ?

J'ai grandi avec la mythologie grecque. Elle a fait partie de mon enfance, parce que j'ai lu un grand nombre de ces livres qui racontent les mythes d'Hercule, de Persée, du Minotaure, de Prométhée. Je m'en suis complètement imprégné. Ajouté à cela, mes propres mythes traditionnels… Ogun, Shango font aussi partie de mon imaginaire. Et, d'aussi loin que je puisse me souvenir, j'ai toujours été frappé par les similitudes entre le panthéon grec et le panthéon yoruba. Cette similitude n'est plus niable aujourd'hui ; elle est même devenue le sujet de nombreuses thèses de doctorat.

Quand j'étais étudiant en Lettres, j'ai étudié le Grec pendant deux années et j'étais littéralement fasciné par cette culture qui me parlait personnellement. Ensuite, j'ai commencé à lire beaucoup plus sur l'ensemble des relations entre les cultures méditerranéennes et les cultures nord-africaines. J'ai alors commencé à me poser des questions sur l'origine de ces cultures. La période de l'Égypte antique par exemple a commencé à m'intriguer … Je me suis mis à m'interroger sur la civilisation européenne, sur l'interprétation de la culture grecque comme référence et base de la Renaissance européenne. Et je me suis rendu compte que l'Afrique avait joué un rôle très particulier dans ce transfert des cultures. Depuis, c'est devenu le centre de mes écrits…

Quand vous avez reçu le Prix Nobel, vous avez prononcé une phrase qui a été reprise un peu partout dans le monde. Vous avez dit qu'il faudrait un jour que l'Afrique ait son prix, pour voir autant d'années s'écouler avant qu'un Européen ne le reçoive. Aujourd'hui, force est de constater que, malgré son grand nombre d'écrivains importants, l'Afrique ne possède pas un seul prix international qui puisse récompenser à la fois ses écrivains et ceux du reste du Monde. Ne pensez-vous pas que la création d'un tel prix se justifie ?

La phrase à laquelle vous faites allusion est une réponse à une question qui m'avait été posée, à savoir : "Pourquoi a-t-il fallu attendre aussi longtemps pour qu'un Africain gagne ce prix ?". Et je n'aime pas cette question. Si j'organise à mon tour un prix, je peux le donner à qui je veux. Je peux bien décider de ne le décerner qu'à ceux qui vivent sur la Lune ou ceux qui viennent de Mars ! Je ne me suis jamais soucié d'obtenir le prix Nobel. Il a été une vraie surprise. C'est alors que j'ai dit, "D'accord, si c'est aussi important que ça, alors créons aussi notre propre prix, qui devra avoir un tel prestige que tout le monde cherchera à l'obtenir".

Ce pourrait être par exemple le Prix Léopold Sédar Senghor. Un nouveau prix peut être créé, ou on peut mettre en valeur un prix existant et l'élargir pour qu'il devienne vraiment un prix exceptionnel. Mais il doit porter le nom d'une institution africaine, d'une divinité africaine, ou encore d'un personnage célèbre, fils ou fille d'Afrique, et faire en sorte que le reste du monde aspire à l'obtenir. Pourquoi pas ?

La négritude a d'une certaine manière marqué la pensée "nègre". On aimerait savoir, après votre célèbre boutade "Le tigre ne proclame pas sa tigritude" comment vous vous situez actuellement par rapport à ce mouvement littéraire et politique.

La négritude a été un véritable enjeu et le problème que nous avons eu avec la promotion de la négritude, c'est qu'elle était insuffisamment ancrée dans l'actualité. Elle avait trop tendance à se pencher sur le passé. J'ai trouvé cela dangereux. C'est comme regarder tout le temps son nombril pour voir d'où l'on est venu, alors que les problèmes sont immédiats. A cette époque, la priorité c'était, à mon avis, la lutte contre le colonialisme et l'impérialisme qui s'est changé depuis en lobby des multinationales. Aujourd'hui, c'est le combat contre la corruption et les dictatures. Donc pour moi, la négritude ne parlait pas à cette époque d'une manière intelligible du développement de l'Afrique.

Mais en même temps, je reconnais que la négritude a été en son temps un outil de combat nécessaire pour réhabiliter l'Africain, pour réhabiliter sa mémoire. La mémoire est un aspect important de la négritude. En fait, le problème n'est pas que la négritude soit morte, elle ne peut jamais mourir. Nous avons besoin d'un nouveau regard, d'un nouveau repère face au dilemme des Africains d'aujourd'hui. Je veux bien qu'on parle de la négritude, mais alors comment expliquez-vous les massacres au Rwanda ? Est-ce la négritude ? Vous voyez, c'est de tels problèmes douloureux que nous devons affronter, que la négritude devait évoquer ! Et non l'atmosphère romantique et idyllique qui l'entourait au moment de son apparition.

Nous avons à l'heure actuelle besoin d'un nouveau point de référence. Ces temps-ci, on entend beaucoup parler de "Renaissance africaine". Encore une fois, c'est un autre terme problématique. J'aime pour ma part décrire une renaissance après qu'elle ait eu lieu. En ce moment, je ne vois pas de renaissance de l'Afrique. Je vois plutôt des projets isolés aboutir ici et là. Je vois par exemple l'aboutissement du principe de réconciliation en Afrique du Sud. Je vois la ré-humanisation réussie des masses africaines, comme dans l'expérience de Ujamaa de Julius Nyerere, même si Nyerere n'a pas complètement réussi. Mais au moins, Ujamaa a été un moment important, qui allait justement dans le sens de la Renaissance africaine. Donc nous avons besoin de reformuler certaines de nos références pour nous assurer de leur compatibilité et qu'en même temps, elles prennent en compte la réalité. Ce mot "Renaissance" s'est déjà manifesté plusieurs fois. La Renaissance quand le Ghana a été une force positive avec N'krumah. La Renaissance culturelle poussée et promue par Senghor, avec l'organisation de festivals nègres. Et maintenant, on nous reparle de Renaissance : Laquelle ? Parfois on la nomme Ubuntu : le mot favori de Desmond Tutu. Encore une fois, Ubuntu est un terme problématique. Je préfère donc tout de suite m'écarter de ce genre de formules et ne m'en tenir qu'aux actions, aux actes.

Puisque maintenant vous voulez donner la parole à l'action, je voudrais vous poser une question d'ordre politique. Au début des années 90, on nous a fait croire qu'avec la fin des partis uniques et le début du multipartisme dans de nombreux pays africains, on aurait la démocratie. Mais une dizaine d'années après, on se rend compte qu'elle est dans les mots et non dans les faits. Qu'en pensez-vous ?

Le goût du pouvoir est trop fort chez nos leaders politiques. Nos dirigeants dirigent pour se servir. Toutefois, nous devons nous rappeler que les mécanismes qui les ont amenés au pouvoir sont des mécanismes que nous avons hérités des colons. Ces derniers ont laissé le pouvoir aux hommes de paille pour qu'ils puissent continuer à manipuler les sociétés africaines. C'est une des raisons pour laquelle la démocratie n'est qu'un mot dans beaucoup d'endroits d'Afrique. Mais il y a une chose dont j'aimerais bien qu'on se souvienne : même si la démocratie n'est pas encore réelle dans nos pays, nous ne devons pas oublier que la dictature est pire, qu'elle soit militaire ou civile sous l'appellation du parti unique. La dictature est encore pire qu'une démocratie imparfaite, et le pire de tout est la dictature théocratique qui est en train d'être testée dans plusieurs pays africains. Ah ! Si j'en avais la possibilité, et bien, je ne vous dis pas ce que je ferais avec tout ça ! Pourquoi diable la religion doit-elle interférer dans la vie laïque ? Je pense que la religion devrait être considérée comme une activité personnelle. La relation entre un individu et sa divinité relève du privé et non d'un gouvernement. Donc, en termes de formes gouvernementales absolument néfastes, la théocratie est la pire. La dictature militaire vient après, et la dictature civile est à peu près équivalente (rires) ! Mais si nous estimons que la démocratie, c'est avant tout la participation, la responsabilité, l'égalité des chances pour tous, sans aucune discrimination raciale ou sexuelle, si nous prenons la démocratie comme étant l'accessibilité pour tous des ressources et des chances, alors nous nous éloignerons du verbiage qui a cours chez nous, pour entrer dans l'action.

Vous avez publié récemment aux Etats-Unis un livre sur la mémoire : The Burden of Memory, the Muse of Forgiveness, qui, malheureusement, n'est pas traduit en français. J'aimerais savoir de quelle mémoire il est question dans ce livre ? Est-ce la mémoire de la colonisation, de l'esclavage ou du Rwanda ?

Il s'agit de la mémoire dans son intégralité. On ne doit pas se surcharger en portant la mémoire sur sa tête comme un fardeau. Mais la mémoire devrait nous servir en arrière-plan. Par exemple, nous avons une question aujourd'hui à régler sur nos relations avec le monde extérieur. Le fait même que nous ayons la mémoire de l'esclavage en arrière-plan détermine la nature de ces relations. Si, par exemple, nous sommes dans une situation où le monde extérieur n'a pas eu de remords, de regrets, pour avoir interrompu brutalement notre développement organique par l'esclavage, alors bien sûr, cela devrait déterminer la nature de nos relations à ce monde extérieur. Inversement, si nous continuons à prétendre que nous n'avons jamais été victimes de l'esclavage des Arabes - ce que continuent de penser beaucoup de gens qui se disent progressistes, quelle stupidité ! - ça signifie que la mentalité d'esclave n'a pas encore disparu en nous. Nous ne pouvons pas vivre tout en étant coupé d'une partie de notre mémoire. C'est impossible. Nous devons par exemple inclure dans notre enseignement les intrusions arabes dans notre développement. Si nous ne le faisons pas, cela suppose que nous manquons actuellement à nos devoirs et que nous nous amputons d'une partie de notre mémoire. Cela signifie que nous avons capitulé face à ceux qui ont envahi, corrompu nos structures fondamentales, dans le domaine de la culture, des relations humaines, du processus économique, de notre façon d'échanger. En résumé, nous ne devons exclure aucune partie de notre mémoire, mais en même temps, nous ne pouvons pas laisser la mémoire devenir une inhibition pour l'action présente. C'est une question de proportion, d'équilibre, et bien sûr, nous n'allons pas oublier le passé colonial parce qu'il est encore très présent en nous. Le Congo est le résultat de ce passé colonial. Le Congo est le legs du Roi Léopold et de ses politiques coloniales vicieuses. Certains problèmes que nous connaissons actuellement au Nigeria sont de même les conséquences de cet héritage colonial avec ses manipulations géopolitiques. C'est en partie à cause de lui que nous avons maintenant le problème de la charia. Enfin, nous ne devons pas oublier la mémoire des dictateurs que nous avons nous-mêmes produits et qui ont enrayé le cours de la productivité, le cours du développement et de l'accomplissement de la jeune génération.

Le cas typique de toutes ces mémoires est celui du Rwanda. Est-ce que la tragédie rwandaise est le produit de notre histoire pré-coloniale, ou est-elle le résultat de la colonisation ? Sommes-nous responsables de cette situation?

Pour moi, il est toujours important de reconnaître son propre rôle et sa propre responsabilité, parce que nous ne pouvons pas continuer à blâmer le monde extérieur pour toutes nos guerres. Mais le cas du Rwanda est très complexe. La politique coloniale belge, la politique coloniale française qui consistait à manipuler les consciences des Hutus et des Tutsis, à monter l'une contre l'autre, tout cela a contribué à alimenter ce génocide. Dans les massacres actuels, il n'y a aucun doute sur la culpabilité des pouvoirs occidentaux. Même les Nations Unies sont partiellement responsables, et Kofi Annan a reconnu une partie des responsabilités des Nations Unies. Mais en fin de compte, c'est finalement nous qui "fauchons" nos propres frères. C'est nous qui avons pris les machettes et qui avons tué, c'est nous qui avons organisé les massacres. La Radio 1000 Collines a été utilisée d'une manière réellement fascisante par les Africains, y compris l'intelligentsia. Il y a eu des prêtres. Il y a eu des professeurs. Vous voyez, nous ne sommes pas en train de parler d'illettrés, mais de gens cultivés comme vous et moi. Ils ont contrôlé et manipulé leurs propres frères pour commettre cet acte d'une si grande lâcheté. En somme, les responsabilités sont partagées. Nous ne devons jamais, jamais renier notre propre culpabilité dans un tel crime contre l'humanité.

Après, tout ce qui vient d'être dit, comment voyez-vous l'avenir de l'Afrique?

Eh bien ! J'ai peur… J'ai peur d'être désespéré ! Vous savez, il y a un mois, j'étais en compagnie de Fidel Castro. Nous avons eu une longue discussion et nous avons parlé de l'Afrique. Ses docteurs sont un peu partout en Afrique, à assister des fondations pour la santé. Il y a aussi quelques Nigérians et quelques Africains qui se forment à Cuba et je les ai rencontrés. Nous étions donc en train de discuter sur tout et sur rien, et il m'a soudainement posé cette même question, comme vous venez de le faire. J'ai répondu : "Franchement, parfois, je dois vous avouer que j'ai tendance à perdre espoir, tellement les problèmes sont énormes. Juste quand on se réjouit de la fin de l'apartheid, le sida arrive et nous décime. Juste quand on se dit que l'Afrique de l'Ouest commence à être réorganisée sur des perspectives démocratiques, le Général Gueï entre en scène" (rires). J'ai dit, "Oui, parfois j'ai tendance à perdre espoir". Et il a eu cette réponse : "Vous avez raison de perdre espoir parfois, mais vous n'avez pas le droit de le faire perdre". Cette phrase résume mon itinéraire.

Wole Soyinka lance un appel au combat contre le fanatisme religieux de Boko Haram.

Wole Soyinka est un octogénaire en colère. Prenant la parole à Paris, à l’occasion du lancement en décembre 2014 de la traduction française de l’une de ses dernières pièces, l’écrivain nigérian a longuement évoqué le « phénomène Boko Haram » et a lancé une attaque en règle contre la classe politique du Nigeria, incapable de maîtriser ces « fous furieux » qui donnent la mort au nom de la religion et promettent d’en finir avec la civilisation moderne. Rencontre.

C’est sous l’égide de l’Organisation de la Francophonie (OIF) que s’est tenue le 19 décembre dernier l’une des rencontres littéraires les plus passionnantes de l’année écoulée, avec pour protagoniste principal le romancier et l’homme de théâtre Wole Soyinka. La rencontre avait été organisée en collaboration avec les éditions parisiennes Présence Africaine, qui viennent de publier en traduction française Opéra Wonyosi, l’une des dernières pièces écrites et mises en scène par le dramaturge nigérian.

Wole Soyinka est né à Abeokuta, dans le pays yoruba au Nigeria en 1934. En 1986, il connut la consécration pour sa longue et riche carrière de dramaturge, poète, essayiste et romancier en obtenant le prix Nobel de littérature et devenant ainsi le premier écrivain africain à recevoir cette distinction. Selon les mots de l’Académie suédoise, en lui attribuant son prix prestigieux, celle-ci a voulu saluer « un écrivain qui met en scène, dans une vaste perspective culturelle enrichie de résonances poétiques, une représentation dramatique de l’existence ».

Maître de la parole

A 80 ans, le Prix Nobel de littérature nigérian demeure un grand maître de la parole qui s’est illustré en mettant en scène la dégradation de la vie politique africaine à travers une œuvre littéraire aussi sophistiquée qu’originale. Pour Soyinka, « l’art expose au grand jour, reflète et bien sûr amplifie le bas-ventre décadent et putrescent d’une société qui a perdu sa direction, qui a jeté par-dessus bord tous sens des valeurs et qui se lance à toute allure dans un précipice au rythme que lui permet le dernier boum artificiel ». Toute l’œuvre du Nigérian, composée d’une vingtaine de pièces de théâtre, de romans, de mémoires et de recueils d’essais et de discours épars, est une illustration de son art poétique et de son profond engagement pour la démocratie et la justice.

Rien n’illustre mieux cet engagement que l’œuvre théâtrale où s’est déployé l’essentiel du génie créatif de Soyinka. Reconnu comme un dramaturge talentueux, il a produit une œuvre pour le théâtre d’une riche diversité de registres (comédie, satire, drame et tragédies), ciblant les maux de la société africaine avec une constance quasi-obsessionnelle. Dès ses premières pièces rédigées dans les années 1950, le dramaturge nigérian a fait de la critique sociale une dimension incontournable de son théâtre. Il vivait, à l’époque, en Angleterre et puisait son inspiration littéraire, d’une part, dans la littérature dramatique britannique de l’après-guerre fortement marquée par la pensée marxiste (Arnold Wesker, John Osborne, Harold Pinter) et les ressources mythologiques de la société nigériane d’autre part. Cela donne des pièces souvent caustiques et baroques où sont mises en scène, derrière un narratif dense et empreint de l’imagination mystique yoruba, les excès et les turpitudes de la bourgeoisie noire arrivée au pouvoir à la faveur de la décolonisation.

A Dance of the Forest (La danse de la forêt), l’un des premiers écrits théâtraux majeurs du dramaturge nigérian, qui lui avait été commandée dans le cadre des festivités de l’indépendance de son pays en 1960, en est un excellent exemple. A travers le récit du parcours d’un enfant-esprit voguant entre le monde des vivants et celui des âmes en attente d’une opportunité d’incarnation ou de réincarnation, cette pièce raconte la naissance avortée de la jeune nation nigériane. Soyinka traite ici plus précisément du thème de la corruption, laissant entendre que la pratique en était courante dans toutes les sphères de l’Etat nigérian. Comme on peut l’imaginer, le texte a valu à son auteur la fureur de son gouvernement et des décideurs.

La malédiction de la manne pétrolière.

L’Opéra Wonyosi (1977), qui vient de paraître en français, s’inscrit dans le répertoire de textes satiriques du dramaturge nigérian, dont les cibles sont le goût pour le luxe et le pouvoir des hommes politiques, symbolisé en l’occurrence par le « Wonyosi », une étoffe d’un prix exorbitant portée comme symbole de réussite par les hommes d’affaires locaux et autres « en-haut-de-en-haut ».

Librement adaptée à la fois de L’Opéra de quat ’sous de Bertolt Brecht (1928) et L’Opéra du gueux de John Gay (1728), la pièce de Soyinka est une satire puissante des mœurs d’une bourgeoisie arriviste et irresponsable qui profite de la manne pétrolière pour exploiter et s’enrichir aux dépens de la majorité de la population. Mais cette bourgeoisie n’est pas seulement nigériane. Sous la plume féconde et panafricaine du Nigérian, la décadence de la classe dirigeante de son pays devient la métaphore de la condition africaine, comme le suggèrent les références dans le texte au sacre de Bokassa, dénoncé comme celui de « la bêtise, de la flagornerie et de la violence ».

Pour Soyinka, connu dans le monde francophone pour avoir été l’un des premiers à révéler les limites de la négritude senghorienne (« Le tigre ne crie pas sa tigritude : il bondit sur sa proie »), l’écrivain africain fait œuvre utile lorsqu’il met le doigt sur « l’orteil purulent » de la société plutôt qu’en confortant le besoin psychologique de son public d’oublier les humiliations coloniales en se réfugiant dans une Afrique ahistorique et idéalisée. Sa critique de la négritude tout comme sa dénonciation des bêtises et des turpitudes de ses contemporains relèvent de cette prise de conscience du danger de « la romanticisation de l’Histoire ». « Le problème en Afrique, c’est le pouvoir », aime répéter Soyinka, dont l’œuvre est un miroir dans lequel les puissants se révèlent pour ce qu’ils sont : âpres au gain et complices des criminels et exploiteurs de la planète mondialisée.

Plus grave que la crise du Biafra

Ils sont aussi, selon le Nigérian, complices des fondamentalistes religieux de la secte Boko Haram qui font aujourd’hui régner la terreur dans son pays. Consacrant l’essentiel de l’allocution qu’il a prononcée à Paris, pendant la rencontre du 19 décembre, à ce qu’il appelle le « Boko Haramisme », Soyinka a pourfendu l’hypocrisie du pouvoir nigérian qui tente de négocier avec les fondamentalistes musulmans, plutôt que de les combattre, de peur de perdre les prochaines élections générales (prévues en février de cette année).

La campagne du Boko Haram a coûté la vie à 4 000 personnes depuis 2009 et a été à l’origine d’innombrables drames, notamment dans le nord-est du pays où les villages sont régulièrement incendiés et femmes et enfants enlevés et réduits à l’esclavage avec impunité. « La menace que cette situation fait peser sur le Nigeria est pire que la crise du Biafra qui avait failli dans les années 1960 détruire le pays », a estimé Soyinka. Elle est pire car, selon le Prix Nobel nigérian, « ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est la dégradation même du spirituel en l’homme ».

Cet appel au combat de Wole Soyinka contre le fanatisme religieux du Boko Haram est la marque de fabrique de ce grand écrivain qui, depuis le début de sa carrière littéraire dans les années 1950, a habitué son public à ses accents guerriers face au totalitarisme et aux injustices. Ce militantisme le définit. Pour s’en convaincre, il suffit de feuilleter son journal de prison intitulé Cet homme est mort, dans les pages duquel l’écrivain a inscrit, au sortir de sa détention pendant la guerre du Biafra il y a 40 ans, ce message universel : « L’homme meurt en tous ceux qui se taisent devant la tyrannie.

♦Opera Wonyosi, par Wole Soyinka. Traduit de l’anglais par Christiane Fioupou. Editions Présence Africaine, 2014, 182 pages, 12 euros.

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