Mahmoud DARWICH
préface du recueil
« La terre nous est étroite »
extrait :
« J’étais, lorsque j’ai commencé à écrire, habité par l’obsession de dire ma perte, mes sens, les limites imposées à mon existence, bref, mon moi dans son milieu et sa géographie particulières. Je ne faisais pas vraiment attention au fait que mon être recoupait un être collectif. Je voulais m’exprimer, ne rêvant de changer que moi-même.
Mais que pouvais-je contre le fait que mon histoire individuelle, celle du grand déracinement de mon lieu, se confondait avec celle d’un peuple ? Mes lecteurs ont ainsi tout naturellement trouvé dans ma voix personnelle, leur voix personnelle et collective.
Mais moi, lorsque j’ai chanté en prison ma nostalgie du café et du pain de ma mère, je n’aspirais pas à dépasser les frontières de mon espace familial. Et lorsque j’ai chanté mon exil, les misères de l’existence et ma soif de liberté, je ne voulais pas faire de la « poésie de résistance », comme l’a alors affirmé la critique arabe, et je ne pouvais imaginer que les lecteurs trouveraient chez moi un palliatif poétique démesuré pour continuer à espérer après la défaite de ce qu’on appela la « guerre des six jours ».
Lorsque je repense à ces années, je revois la formidable capacité de la poésie à se répandre, alors qu’elle ne quête ni solitude ni grande vogue et que ni l’une ni l’autre ne sont des critères valables pour juger de sa beauté. Mais je sais aussi, quand je pense à ceux qui dénigrent la « poésie politique », qu’il y a pire que cette dernière ; l’excès de mépris du politique, la surdité aux questions posées par la réalité et l’Histoire, et le refus de participer à l’entreprise d’espoir. »
Mahmoud DARWICH
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Dans cet extrait de « Chronique de la tristesse ordinaire » publié en 1974, Mahmoud Darwich clame son admiration pour Gaza, et pour son esprit de résistance durant l'occupation israélienne entre 1967 et 1974.
<<... Voilà quatre ans que la chair de Gaza vole en éclats. Sorcellerie, magie ? Non, non. C’est l’arme avec laquelle Gaza s’acharne à défendre à l’usure son existence !
Voilà quatre ans que l’ennemi, épaté dans ses rêves, béat dans sa passion d’amoureux, fait sa cour au temps… Seulement, à Gaza, impossible ! Elle lui est si peu apparentée, et elle colle à ses adversaires ! Elle est une île, cette Gaza ! A chaque explosion – et elles n’arrêtent pas- le visage de l’ennemi est lacéré, ses rêves se fissurent, et le voici inquiet du temps qui passe, car à Gaza le temps est un autre temps. Le temps de Gaza n’est pas neutre, il n’envoûte pas le monde de froide impassibilité, mais contre le réel il se heurte et il explose ! Le temps là-bas ne transporte pas les enfants de l’enfance à la vieillesse, mais d’un bond, dès leur premier choc avec l’ennemi, il en fait des hommes.
A Gaza, voyez-vous, le Temps n’est pas à la détente, mais à l’affrontement. En plein midi on y brûle. Car à Gaza les valeurs sont tout autres, tout autres, tout à fait autres que les nôtres. Au fait, la seule valeur de l’homme réduit par une conquête, n’est-elle pas sa force de résistance à l’occupation ? Or c’est à cela seul que l’on s’exerce, là-bas à Gaza ! Elle s’est accoutumée à cette seule et grande et dure valeur, point apprise dans des livres ou dans des cours accélérés ni aux trompettes et aux grosses caisses des propagandes ni au son des hymnes patriotiques ! Toute seule, par sa propre expérience et par son labeur, pas pour la « montre », pas pour la parade ! Non, Gaza n’a pas de quoi se vanter de ses Armées, ou de sa Révolution, ou de son Budget. Elle n’a pas à exposer ses chaires puantes et volontairement elle répand son sang. Gaza, savez-vous, n’est pas douée pour les discours, son pharynx ne vaut rien, c’est par les pores de la peau qu’elle crie sang, et eau et feu !
Aussi, l’ennemi la hait-il, tant et tant d’elle il a peur qu’il ira bien jusqu’au meurtre, jusqu’au crime par noyades sous la mer, et sous les sables e dans les baquets de sang !
Aussi ses proches et ses amis l’aiment-ils, avec jalousie, avec effroi ! Car Gaza c’est la leçon sauvage, c’est l’étendard levé devant tous, indistinctement, ennemis ou amis !
Elle n’est point, Gaza, la plus belle des cités…
Elles ne sont point, ses plages, les plus riantes des plages arabes.
Elles ne sont point meilleures, ses oranges, que toutes celles du Bassin méditerranéen.
Elle n’est pas la plus cossue d’entre les villes, Gaza ! (Du poisson, des oranges, du sable, des tentes frémissantes sous le vent, des denrées de contrebande, et des bras, des bras à vendre à qui veut en acheter !).
Elle n’est pas non plus la plus délicate ni la plus imposante, mais elle vaut le poids d’or de l’histoire d’une nation entière – parce que c’est elle la plus laide aux yeux de l’ennemi, et la plus miséreuse, la plus loqueteuse, et la plus méchante ! Et parce qu’elle est parmi nous, celle qui a su troubler toute euphorie et toute quiétude ! et parce qu’elle est un cauchemar et que ses oranges sont piégées, ses enfants sans enfance, ses vieillards sans vieillissement, ses femmes sans plaisirs ! Telle est Gaza, la plus belle, la plus sereine, la plus cossue, la plus digne, parmi nous, d’être aimée à la folie !
... Comme nous serions méchants pour Gaza si nous la portions aux nues. Nous nous prendrions pour elle d’une passion et passionnément nous serions à l’attendre. Or Gaza ne viendra pas à nous… Gaza ne nous sauvera pas, elle n’a ni cavalerie, ni avions, ni baguette magique, ni bureaux dans les capitales. Elle se libère elle-même tout à la fois de nos beaux langages… et de ses conquérants. Et si, au coin d’un rêve, un instant nous la rencontrons, peut-être ne nous reconnait-elle pas, puisqu’elle est née du Feu, et nous d’Attente et de Pleurs.
Pas d’énigme dans le secret de la résistance. Elle est populaire, voilà tout. (Ce qu’elle veut, c’est expulser l’ennemi hors de ses propres habits.) Et la résistance adhère à la population comme la peau aux os. Nul n’y est l’élève et l’autre le maître.
... Comment sera le gouvernement de l’Etat palestinien que, tout prochainement, nous établirons sur la côte orientale de … la planète Mars (aussitôt terminée son exploration !), comment on répartira les sièges du Conseil national palestinien, rien de tout ça ne la préoccupe, mais de toutes ses forces elle s’arc-boute dans son refus. Affamée, elle refuse, dispersée, elle refuse, embarbelée, elle refuse, mise à mort, elle refuse.
Peut-être – une mer tumultueuse peut bien engloutir une ile minuscule – l’ennemi vaincra-t-il Gaza. Peut-être la décapiteront ils de tous ses arbres…
Peut-être sèmeront-ils de leurs roquettes les ventres des enfants et des femmes, à Gaza. Et peut-être l’asphyxieront ils sous la mer et sous les sables et dans les baquets de sang !
Pourtant :
Jamais elle ne se gargarisera de mensonges.
Ni ne dira aux conquérants : Oui !
Ni ne cessera d’exploser.
Va-t-elle mourir ?
S’est-elle suicidée ? Non, non. C’est la manière de Gaza d’annoncer son imprescriptible droit à la vie.>>
Mahmoud Darwich
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