Récit dédié à la mort
1
Mao Tsé-Toung venait de mourir; une des grandes figures de notre époque marquée par les luttes libératrices et les transformations révolutionnaires.
La pluie d’automne laissait ses gouttes froides sur les trottoirs. Les reflets des voitures étoilaient la ville, et, la jungle des arbres s’allongeait en rampant sur les quais des rues.
Elle était nue sous sa veste de fourrure posée sur une robe violette qui, poussée par le courant d’air de la porte transparente, attirait vers moi toute la légèreté de son corps.
Déjà je la désirais.
Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? J’écris un livre. Sur quoi ? Sur toi !
Ce mensonge, devant elle, sortait de mon ventre.
Elle regardait loin, ne posait son regard sur aucun des incidents qui survenaient. Ses questions restaient en fuite, dans l’air de ses mouvements.
Nous décidâmes d’aller nous promener. Pour marcher dans le boulevard de Saint Germain, nous perdre dans le vent de la frivolité parisienne, jusqu’aux quais près de le Seine – où nous échangions si souvent nos corps; éblouis par les eaux de la cité.
Je suis passé devant 68 avec mon désir. J’ai aimé ce soir mêlé au mien. J’ai haï la nuit.
J’ai perdu la schizophrénie noire de ses yeux; sur son ventre j’ai mis les mains et j’ai craché à son visage. J’ai dit son nom pour ouvrir la tombe et j’ai jeté dans la crique l’ordure de ses cris. Haletant, la bouche saignait de mes morsures, j’étais battu par la corde lasse, et crachais encore.
La lumière me battait, j’arrachais les yeux des morts pour les donner aux bourreaux qui mangent.
Derrière le mur, devant le mur. Abattu. J’ai fait la nuit, j’ai fait le jour. Pour toi enfin mon amour.
Le cri des lâches s’est jeté sur moi, la tête légère et droite prise entre leurs bras minuscules j’ai vu la porte de l’enfer.
J’ai donné la journée Sainte aux pauvres contre tous les désordres. J’ai calculé les siècles et ordonné les machines pour tous les alcools.
J’ai juré la justice et j’ai brûlé mon œil pour voir Sodome. Pour toi enfin mon amour j’ai rêvé la bête immonde. Mais la douleur était là à mon réveil et j’ai vu des cendres dans ton lit.
J’ai fait sauter la cervelle à ce livre. Seul le vent a bougé. Les guérisseurs ont rougi le fer de la couche pour que surgisse mon âme de trafiquant. Les assassins ont mis mon rêve en flammes. La bataille a été dure. Et j’ai parlé de moi à moi dans le vide de ma nourriture.
Pour parler aux vainqueurs j’ai construit les échecs.
2
Son visage a cette pâleur, ce gris de pierre que met l’âge sur les traits des vieillards qui ont beaucoup souffert. Il se déplace lentement, comme s’il connaissait la vanité des gestes inutiles.
Pour parler aux vainqueurs j’ai construit les échecs.
À la pointe du vent j’ai cassé mon corps. Pas l’ombre d’un arbre crucifié sur la pierre, où croît, seule, la mousse.
Mon pied a glissé dans ton lit. J’ai caressé la vague, j’ai embrassé la peau froide de ton corps.
La sueur a coulé une ombre en bronze. Mon sexe trempé par le sable où tu as bu jusqu’à la lie. Le calice reflétant dans l’évidence de tes yeux la ville haute où tu es montée humide de mon foutre, noyée dans tes larmes.
Puis j’ai séché ton corps au soleil de minuit. Et j’ai écrit, je t’ai écrit.
« J’aimerai bien vous connaître et vous donner un autre nom que celui qui nous sépare, un nom où je calque mes habitudes sur les pierres – pierres d’un Paris anonyme aux feux croisés de nos vies qui chavirent. Un bateau comme une ancre.
Immortel forgeron de TOI je serai l’ouvrier qui tombe des fenêtres et qui peint son ombre sur les trottoirs chancelants, et ivre je serai de te revoir entre deux flaques d’un port. Un port sans marin. Un port étranger qui chercherait des aventures.
J’essaierai de te revoir entre mon play-back et une morne solitude, le froid et l’absence, disais-je, et la morsure de pierre comme le givre sanglant aux matins camarades.
Au sortir du rêve de la mer qui m’a englouti et de la ville en deuil, les marins : je ne suis pas de leur bande.
Flirte avec le temps.
Et je brandi – non – je prends un fusil révolver mitrailleur et bataille avec moi et MOI ».
Et j’ai eu très peur d’écrire devant moi, ce livre. Ce livre mensonge de ma vie, sur mon vécu – personnel ?
La bourgeoisie est morte ou bien je veux sa mort. Mais qu’est-ce que ce rêve.
Non, je n’écris pas un livre, si ce n’est le roman de ma mémoire fertile en images. Ces images se souviennent, elles ne parlent qu’à moi.
Je ne pourrai donc jamais écrire le livre que je désire. Et toi, lecteur, quel est, quels sont tes désirs. Autant de réponses. Ce livre que je n’écrirai jamais, serait-ce ce livre que j’écris ?
3
Le venin, frère intime du vitriol, se marie avec l’arsenic, et, procrée des symphonies d’amour… La ronde des orphelins a tressé une muraille où les abeilles amoureuses se suicident par… espoir. Pourquoi s’arrêter à la 1272ème marche de cet escalier ? Les marionnettes ce soir se nomment putains et nous applaudissons.
Nous nous sommes battus trois fois dans ton lit. Mais nous étions noués au gibet de ton corps. Nous sommes comme des rats au chevet des putains.
Ton cul blond est la cicatrice des douceurs, et, l’or de ta chevelure est la facture du temps. Les vieux meubles ont pourri dans ta piaule et dans la vérité de ta merde j’ai vu noircir le jour.
J’ai dit : «Je n’offre pas de prise à toute cette ordure» comme je disparais dans la rue avec une actrice mourante de faim à chaque bras».
Le tango de ton cul s’essouffle à chaque pas. Je danse avec toi, ô idole. Je ferai crever en mesure cette musique qui détale et qu’on croirait qu’elle va faire le couac.
Et moi comme un con je serai au prochain départ ? Qui a sonné ?
4
J’ai vu ce que j’aimais au loin s’évanouir.
Quand je suis revenu chez ma solitude, j’ai payé la note de mon absence. Je ne connaissais pas très bien les règles du jeu et j’ai rejoint le camp des sans-riens.
J’ai mis ma perte à profit et j’ai semé le désordre parmi les pions noirs et j’ai baisé la reine et les fous.
J’ai mis à genoux les rois noirs et les rois rouges et j’ai pissé sur leurs visages.
J’ai fait fonctionner les miroirs pour le blasphème. Nous avons donné du pain aux naïfs mais nous avons bu le vin du sépulcre.
Nous avons rompu nos fiançailles avec le Christ, nous avons quitté nos maisons de voleurs. Nous vivons entre quatre murs, et, de notre fenêtre nous voyons notre fenêtre.
5
Dans la ville aujourd’hui, il n’y a plus que la canaille qu’on appelle chien. Entre les buildings, elle dessine des seins roses qui basculent dans le brouillard des tuyaux d’échappement.
Dans les carrefours trop pleins, les hommes s’étalent comme les affiches avec Coca-Cola ou Renault-Citroën. Mais il y a aussi les filles humides qui ondulent dans la rue à nausée.
Et on se risque à monter les escaliers de service qui croulent sous l’œil violet des tenancières. Chaque pas pressé dans les avenues est un duel avec nous-mêmes.
La couche humide de la pluie à tabac fait reluire les vieilles fritures. Le luxe des salles de cinéma aux multiples écrans de dollars craque sous l’ancienne monnaie. Les grands chapeaux de la bourse, ivres, ont mis la République à l’asile des Monts de Piété.
La monnaie change et l’on change la monnaie.
Les écoles sont des jardins nucléaires où les hommes-enfants font et défont les décibels. La ville est une poubelle de bruits où ceux qui vont naître engendrent déjà.
Et dans un rayon de soleil prescrit par le ciel, qu’on ne voit plus à force de regarder devant soi, les anciens maîtres parlent à livres ouverts. Sur la place de la Bastoche, des bulldozers tous neufs font la ronde des vingt-quatre heures.
Dans les tiroirs des cités en béton, des chômeurs battus par l’alcool boivent encore, d’autres courent dans la cohue des cités de verre, d’autres, malades de rien, se laissent glisser contre les murs. Les églises répètent sans fin, la fin.
C’est à la matinale que les sirènes du métro réveillent le contrôleur du jour; quand s’éteint le feu pâle des fenêtres, le feu des flics prend flamme. Et c’est la nuit avant la nuit.
6
Cette nuit tellement noire que mon cœur ne bat plus dans sa cage en moi refermée.
Les portes de la nuit se sont tues, aucune d’elles n’a claqué dans le gueuloir des radios qui ne laissent aucun repos. Le monde va comme un cavalier solitaire sur le cheval solitaire de mon stylo bleu.
L’explication de tout est dans les images défendues qui cognent inlassablement à mes tempes. Mon visage devenu vieux à mes yeux se rétrécit entre les mèches pauvres de ma chevelure d’agitateur.
Je suis affamé du soir, je suis mort de la soif de voir enfin le jour. La clarté de l’esprit devenue corps comme un œil ébloui qui dort. Je suis l’homme qui n’a rien mais ces murs m’apprennent à rire, comme l’eau forte sur la droite rive ravage encore tout ce qui n’est rien.
7
Rêve, rêve au fond de moi.
Tu es le poisson bleu dans le ventre de la mer. Tu es la belle du corail de l’hiver et je chante sous le charme de ton pas. Et l’homme fatigué dort dans tes bras de coton; tu es ma négresse et tu joues pour moi de l’or et tu jouis dans moi jusque dehors, la tempête où la pluie se bat dans une guerre génocide.
Tu es plus forte que l’amour et plus douce que toutes les drogues, tu es la musique de tout ce qui est sacré : la mémoire et le temps, le ventre de la mère quand elle accouche de l’Enfer où je suis accoudé comme au comptoir des siècles millionnaires.
L’Enfer est au milieu de l’heure de la mort qui me caresse le regard et, quand je regarde loin derrière le mur, je vois mon âme mutilée, mon visage de démon creusé de rides sanglantes.
La nuit assise dans mon lit m’a donné son baiser acide. Je suis un orgue solitaire et je joue barbarie comme au temple de Cardin.
Je parle (en enfer) avec des mots de passe dactylographiés par la sentinelle chargée de mon suicide.
Mais comment crier, CRIER ?
Comment ne pas gémir ?
8
J’ai tranché le cordon ombilical qui m’attachait à mes camarades de jeux. Je suis devenu une bête sourde pour fuir avec un homme qui ressemblait au mien.
Soleil (de l’enfer), tu as brûlé mes racines et me voilà recherché dans le fond des cocktails ! Soleil, de toutes les peaux rouges, la mienne est meilleure si je déserte la fiction des destinées.
J’ai mis ma gueule à contribution mais j’ai quitté pour toujours ce pays, d’infâmes et d’escrocs.
Pierre de MONTMORY trouveur de France
Nota bene:
L’auteur ne prend aucune drogue. Son génie lui souffle ce que les muses lui inspirent.
(Ce livre a été édité plusieurs fois – signé Marcel Kleb - entre 1970/78 à près de 70.000 exemplaires (épuisé) par les presses du C.R.I. (clandestin) et distribué à Paris et région par le T.T.T.(Théâtre Tréteaux Tribune - héritier du Groupe Octobre. Il est évident que ce texte regorge de messages secrets, invisibles à toute police ou délateur).