DE L’UTOPIE
Le poète fabrique sa vie; le savant invente des réponses aux questions de l’imagination, et tous deux, chaque jour à l’ouvrage, l’outil en main, et la pensée vive : réalisent l’utopie.
L’utopie c’est quelque-chose qui n’est pas encore arrivée mais qui existe. Et l’utopie existe parce que l’utopiste l’a vue déjà en rêve, qu’il se peut qu’il en face les plans, la maquette, qu’il en fasse des sujets d’études à l’aide des sciences les plus pointues et qu’il ait même commencé à faire des expériences, à en bâtir des fondements.
Pour arriver à se dire qu’il s’agit bien d’une utopie, cela demande de la volonté. Cette volonté ne peut venir que de l’utopiste en personne car évidemment il est au départ souvent bien seul à avoir élucubré une telle rêverie.
Et c’est par sa propre volonté jusqu’à l’obstination qu’il essaiera de convaincre d’autres personnes. L’utopiste utilisera tous les moyens intellectuels et matériels pour prouver le bien-fondé de son idée.
L’utopiste est évidemment sûr d’avoir raison, en tout cas pour lui, pour commencer.
Et il n’existe que deux alternatives pour réussir à convaincre les gens de la raison qui nous porte.
1) La solution employée par les gens à l’utopie médiocre est la solution qu’emploient les faibles dont les arguments sont simplistes : des utopistes qui vous convaincront avec peu de vocabulaire mais beaucoup de menaces et même de la violence appliquée contre ceux qui posent des questions ou contestent;
2) La solution employée par des gens à l’utopie de qualité supérieure, pour convaincre et réunir des comparses autour d’eux - pendant au moins le temps de leur conter ce qu’il y a de merveilleux dans l’utopie nouvelle, ces beaux utopistes ont une sereine attitude qui leur permet d’exposer le déroulement de leur rêve avec une force tranquille, sur un ton doux qui s’adresse à chacun, qui réussit à capter l’attention de tous, nous, les enfants de l’ère scientifique, qui ne refusons pas de nous divertir - même à l’exposé du projet le plus invraisemblable, du moment que l’orateur reste plaisant dans son attitude, et intéressant les connaissances de base du commun des mortels.
Car dans l’utopie il faut que l’intelligence soit sollicitée au point de faire sauter les verrous des réflexions habituelles sur ce qui nous paraît ordinairement bizarre ou étranger. L’utopie doit provoquer la pensée et la mettre à table pour qu’elle participe à l’échange des dons de chacun, sollicités par la curiosité.
Et alors, tout ce qui anime notre intérêt pour une utopie, c’est une volonté qui s’affermit au-dedans de chacun, au fur et à mesure qu’on y prend part, en la discutant et puis en y mettant la main pour essayer de la rendre pratique.
Une volonté personnelle, qui est l’utopie de nous autres - individu déjà constitué en entier par la nature, et qui se propose – en personne - l’aventure d’inventer sa propre vie, entrevue dans un bref éclair, puis dans un rêve grand qui ne veut pas finir, et un rêve qui nous tient alors debout, par notre seule volonté.
L’utopie n’est pas achevée que le rêve continue et c’est nous qui réalisons son existence - à force de vouloir ce qui nous arrive.
Les utopies élaborées dans la hâte d’un résultat escompté, et qui s’expriment pauvrement dans le langage sans volonté des gens violents, ratent et mènent à la folie. Car les gens sans volonté ne s’engagent que lorsqu’aucun effort de penser par eux-mêmes n’est exigé d’eux. Les gens sans volonté réalisent que les utopies du monde matériel et spirituel des armées terrestres et célestes.
Quand une personne n’a pas de volonté au point de ne pas savoir s’il faut faire le bien ou le mal, cette personne s’engage facilement dans les ordres. Les chefs existent seulement dans les systèmes utopiques qui vendent de l’espérance et du bonheur à crédit. Mais c’est la maladie des troupeaux endormis que la paresse de volonté.
Seul, loin des troupeaux, roi, le poète se réalise.
Roi et poète sont tous deux maîtres d’eux-mêmes et s’inventent une identité imaginaire d’aventuriers et bondissent joyeusement sur les vagues pour conquérir le vent.
L’utopie de l’Humanité rêvée par les personnes libres sur la Terre - patrie des amoureux, l’utopie innocente est enfantée dans la tendresse, avec la force tranquille des humains satisfaits du peu qu’ils reçoivent de leurs dons. Car ils se s’adonnent à la curiosité.
Et le don de donner est la volonté mystérieuse qui nous pousse à rêver mieux qu’un profit immédiat ou une jouissance précoce.
Et la curiosité est la vertu des grandes utopies. En effet, c’est par elle que l’on découvre ce qui nous est inconnu. Et lorsque nous faisons une découverte nous sommes riches d’apprendre – de prendre le peu que l’on sait, pour exciter notre curiosité, avec ce que l’on connaît déjà et d’augmenter nos véritables richesses. Richesses gratuites qui alimentent notre rêverie jusqu’à l’utopie.
La curiosité dit : « Ouvre grand les yeux et regarde autour de toi. Vas à pieds, la marche donnera une vitesse humaine, naturelle à ton mouvement, et ton regard aura le temps de se poser sur chaque chose, et tu pourras t’arrêter aisément s’il te plaît d’observer de plus près plus longtemps. Tu commenceras à voir par-dessus l’horizon ».
Le temps n’existe pas sur la planète Utopie. Ce n’est qu’amour et liberté qui enfante son humanité.
Le temps existe pour le mal et les malins. Le temps compte pour les exploiteurs et les juges. Le temps n’est que le châtiment des voleurs de vie.
Les gens de pouvoir adorent le temps comme un dieu qui leur donnerait tout pour rien.
Les gens simples ne sont que des humains qui ne possèdent que leur vie.
Rois et poètes vont sur les chemins inconnus d’Utopie pour ne pas perdre la volonté de faire de leur vie une œuvre art.
Les manants suivent les étendards sur les routes usées des perdants, égarés par la revanche sur leur paresse mal occupée. Les armées sont vénérées avec un sentiment religieux par les soldats ennemis du feu, des rois et des poètes.
Le vent balaie bien des tempêtes, que l’Utopie renaît à la clarté des jours, tandis que les nuits, qui ne finissent pas, disparaissent dans les trous noirs de l’Univers.
La planète Terre tourne son manège en révolution dans son exil imaginaire, brasse ses continents, embrasse les mers sous la caresse douce des vents, et le Soleil et la Lune - ses compagnons, rient, infiniment.
Pierre Montmory - trouveur
photo : Le Moulin d'Alphonse Daudet à Fontvieille