Mohammed Dib :
l'Algérie remémorée
Lorsque la radio nationale algérienne a annoncé le 2 mai la mort de Mohammed Dib (1920-2003) chez lui à Paris, un sentiment de perte irrémédiable a saisi ceux qui connaissent ses œuvres. La triste nouvelle annonçait non seulement le départ d’un auteur célèbre, mais aussi la disparition d’une génération d’écrivains algériens francophones associés à la lutte pour la libération nationale : Kateb Yacine (décédé en 1989), Malek Haddad (en 1978), Mouloud Mammeri (en 1989) et Mouloud Feraoun (en 1962). Ensemble, ils ont fait connaître au monde la cause algérienne et la lutte pour l’indépendance de leur pays. Ils ont transformé le cas algérien de son expression localisée en un drame universel. Avec le réalisme d’un Zola et la grandeur d’un Tchekhov, Dib rend compte de la souffrance du peuple algérien.
Autodidacte et totalement engagé dans sa vocation d’écrivain, Dib a été enclin à la contemplation de la condition humaine à travers la fiction, les nouvelles, le théâtre, la poésie et les essais. Ses riches expériences de vie et ses voyages en Europe du Nord et en Amérique du Nord lui ont fourni une vision du monde que l’on peut qualifier d’humanisme sans frontières, mais avec des nuances de tristesse douce et de nostalgie. Enraciné dans le sol algérien et ayant perdu son père très jeune, Dib a assimilé l’aspect éclairé de la culture française quand il était un jeune élève, grâce à un Français professeur communiste. Il a étudié la littérature à l’Université d’Alger et a exercé diverses professions : instituteur, comptable, tisserand, traducteur (anglais-français), journaliste à la fois dans le progressiste Alger Républicain et le journal communiste Liberté, enfin professeur dans des institutions prestigieuses telles que la Sorbonne et l’Université de Californie à Los Angeles.
Lorsque Dib a été exilé par la France en 1959 pour ses activités nationalistes et militantes, des écrivains éminents comme Albert Camus et André Malraux l’ont aidé à s’installer en France, où il vécut jusqu’à sa mort. Louis Aragon dans sa préface à la collection poétique Ombre gardienne (1961) a déclaré que Dib, sans être français, pouvait écrire comme Villon et Péguy - en référence aux poètes français bien connus du XVe et début du XXe siècle.
Il a été honoré plus d’une fois par la France, la nation même qui l’a exilé de son Algérie natale en 1959 pour ses activités militantes : il a reçu entre autres le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie Française -- le premier écrivain maghrébin à l’avoir reçu -- ainsi que le Grand Prix de la Ville de Paris. Il a également reçu le prix Mallarmé pour son recueil poétique L’Enfant-Jazz (1998). Il a reçu des prix en Algérie, dont le prix de l’Union des écrivains algériens en 1966. Son corpus entier comporte 30 et quelques œuvres, dont certaines ont été traduites en anglais. Le style de Dib passe du réalisme documentaire au surréalisme fantastique.
L’œuvre romanesque de Dib s’ouvre avec trois romans qui posent un décor : La Grande maison (1952), L’Incendie (1954) et Le Métier à tisser (1957) - qui ont tous été traduits en arabe par le traducteur et diplomate syrien compétent et prolifique, Sami Al-Duroubi (né en 1976). Communément appelé la trilogie algérienne, ces trois premiers romans constituent plus un triptyque qu’une trilogie. Cette composition tripartite me paraît être trois tableaux de l’Algérie à la fin des années 1930 et au début des années 1940 plutôt qu’un récit linéaire. La première partie, La Grande Maison, dépeint un quartier pauvre du centre-ville, avec l’accent sur les femmes et les enfants : leur vie quotidienne difficile et l’emprise de la famine. Le protagoniste, Omar, un garçon de 12 ans, figure dans les trois romans mais est surtout présent dans le premier. Il est orphelin et sa mère travaille de longues heures à la maison à sa machine à coudre ; elle produit des semelles de sandales pour un marchand de chaussures européen dans la ville de Tlemcen. La misère dans cette Grande Maison, connue sous le nom de Dar-Sbitar et partagée par de nombreuses familles, ne crée ni compassion ni lien entre les gens. Les membres de la famille utilisent un langage cru et blâment leurs proches pour leur misère. Les relations de voisinage sont empreintes de rivalité, pour un espace limité et des toilettes partagées. Cette existence vouée à la survie a également été dépeinte par le célèbre écrivain marocain Mohamed Choukri dans son Al-Khubz Al-Hafi. Alors que Choukri propose le récit autobiographique de sa jeunesse dans le Rif et un récit personnel axé sur un protagoniste individuel, Dib peint la vie de nombreuses personnes et les dessous de sa propre ville, Tlemcen dans l’ouest algérien. Dans une interview accordée en 1964 au Figaro Littéraire Dib déclare « en tant qu’écrivain, la préoccupation de mes premiers romans a été de fondre ma voix dans la voix collective. » Alors que Choukri utilise un langage graphique et évoque une sexualité débridée, dans son récit, la représentation de Dib de l’érotisme, en revanche, reste discrète et suggestive. Cela est dû en partie aux choix stylistiques de l’auteur mais aussi au fait que le protagoniste de Dib, le jeune Omar, est à peine un adolescent et que ses désirs sexuels sont encore voilés, y compris à lui-même.
L’obsession dans la famille d’Omar et dans la communauté de Dar-Sbitar est la nourriture, pas le sexe. Ils sont alimentés au point de mourir de faim, et leurs esprits et leurs actes tournent continuellement autour du besoin de remplir leurs estomacs vides. Malgré ses longues heures de travail sur sa machine à coudre, la mère n’arrive pas à joindre les deux bouts. Elle s’ingénie à faire passer clandestinement du tissu, du Maroc voisin, pour les dames riches. Les distinctions de classe sont mises en lumière par l’auteur, dans ce contexte, ainsi qu’à l’école qu’Omar fréquente. Certains garçons viennent le matin avec des casse-croûte bien garnis, d’autres avec du pain rassis, d’autres encore sans rien du tout.
Du sous-prolétariat de son premier roman, Dib passe aux paysans et fermiers dépossédés de l’ouest algérien, dans la deuxième livre de sa trilogie, L’Incendie. Les colons, s’étant emparés des meilleures terres agricoles, ont laissé aux Algériens les terres inhospitalières dans les collines arides ou les ont réduits au statut d’ouvriers agricoles très mal payés. Omar, notre jeune héros, se rend dans cette région en compagnie de Zohr, une jeune fille de 14 ans qui va rendre visite à sa sœur mariée à un fermier du village de Bni-Boublen. Là, Omar découvre des enfants « encore plus misérables que lui, des enfants ressemblant à des criquets tant ils sont maigres ». Grâce au mentor d’Omar, un ancien Commandant dont les jambes ont été amputées pendant la Première Guerre mondiale, nous découvrons l’histoire légendaire de la région. Omar commence à réfléchir à la différence entre lui et ces garçons de la campagne. Ayant fréquenté l’école, Omar peut parler Français, affirmer que la terre est ronde ou encore expliquer d’où vient la pluie - ce qui semble inhabituel et même incroyable aux yeux des autres enfants. Par contre, ces derniers en savent beaucoup plus que lui sur les arbres, les animaux et l’agriculture.
Le militant Hamid Saraj (dont le modèle est un personnage réel, le communiste Mohamed Badsi) joue un rôle important dans ce second roman, L’Incendie, comme organisateur d’une grève des ouvriers agricoles et des paysans. Un incendie initié par un collaborateur du pouvoir est imputé aux paysans dans le but de casser la grève. Des discussions entre divers groupes de militants et la coordination entre les syndicats de Tlemcen et les paysans sont décrites et montrent un front uni, de la ville et de la campagne, contre les oppresseurs. La police cherche à savoir qui a provoqué la grève, question à laquelle les paysans répondent « la misère ». Omar commence à penser par lui-même. Il comprend que, derrière la misère des paysans et celle des habitants de la Grande Maison de Tlemcen, se trouvent les Français colonialistes.
Dans le troisième roman, Le Métier à tisser, c’est toujours l’oppression qui nous est donnée à voir, cette fois dans un atelier de tissage où les ouvriers sont cantonnés à un sous-sol sombre. Dib lui-même a réalisé des dessins pour un atelier de tissage (1945-47). L’expérience professionnelle de l’auteur lui apporte une connaissance réelle de la vie de ses ouvriers, dans ses aspects techniques et sociaux. Comme dans La Grande Maison, les relations humaines dans Le Métier à tisser sont tout sauf cordiales. Le patron de l’atelier exploite ses ouvriers ; les ouvriers se disputent entre eux, sous le regard d’Omar, l’apprenti.
À bien des égards, le développement de la conscience révolutionnaire d’Omar est parallèle à celui du peuple algérien, qui a déclaré une guerre de libération nationale à ses oppresseurs coloniaux en 1954. L’écrivain arabophone algérien Al-Taher Wattar attribue un rôle important à la trilogie de Mohammed Dib, dans le réveil politique de l’Algérie. D’autres critiques y ont vu la représentation fictive d’une réalité qui a été théorisée plus tard par Franz Fanon.
Entre cette première trilogie de Dib et sa dernière œuvre, Simorgh, Dib a écrit de nombreuses autres œuvres et trilogies. La plus célèbre, peut-être, est la trilogie nordique (Les Terrasses d’Orsol, Le Sommeil d’Eve, Neiges de marbre) avec son origine finlandaise. Dib a également écrit sur l’Algérie post-indépendance, sur l’amour passionné et sur la folie. Outre ses œuvres de fiction, Dib a écrit des pièces de théâtre, de la poésie et des contes pour enfants ; il est aussi l’auteur d’un livre de photographies intitulé Tlemcen ou les lieux d’écriture (1994). Dib aimait voyager et a écrit un livre inspiré de son séjour en Californie : L.A. Trip. En plus de sa connaissance des littératures française et russe, Dib était un grand lecteur des littératures anglaise et américaine, en particulier de Virginia Woolf, Dos Passos, Steinbeck et Faulkner. Il avait un amour pour les Afro-Américains et en particulier leur jazz et blues. Il écrit, dans la préface de son recueil poétique L’Enfant-Jazz, que le jazz, pour lui, est associé à l’enfant qui se trouve en l’homme, tout comme l’est la créativité. Les poèmes de ce recueil sont faussement simples. Dib y utilise le langage de l’innocence pour dépeindre le monde de l’expérience. Comme Ungaretti, Dib est épris du désert, qu’il traite comme une métaphore. Son monde - malgré ses horreurs – apporte aussi sa lumière et une promesse future. Bien qu’il ait été proche de Camus, la critique qu’il en fait est révélatrice : « Camus est allé au-delà de la découverte de Dostoïevski : Dieu est mort. L’homme lui-même est mort et tout espoir est interdit. C’est la leçon de son travail qui constitue sa grandeur sombre et sa faiblesse. »
Le dernier ouvrage de Dib, Simorgh, publié moins de trois mois avant sa mort, est considéré comme son dernier témoignage. Certains ont souligné qu’il s’agit d’un « casse-tête littéraire » ou d’un « journal intime ». Ce livre défie la classification parce qu’il comprend pratiquement tous les genres que Dib a pratiqués. Rédigé dans cette prose poétique propre à Dib, il comprend des récits allégoriques, des dialogues réalistes, des poèmes sous forme d’aphorismes, des citations, des proverbes, des essais à la fois autobiographiques et sur l’état du monde, des analyses à la fois politiques et psychanalytiques. On n’y décèle pas de thème ou de préoccupation qui permettrait de relier cette diversité de textes. Ma propre vision du livre est que nous n’avons là ni un témoignage ni un puzzle. Il s’agit d’une collection d’écriture dans un état embryonnaire, fragments que Dib avait notés probablement pour les développer et les compléter plus tard. Mais comme il a probablement senti que le rideau était sur le point d’être tiré, il a réuni ces textes dans un livre. Il ne s’agit en aucun cas de brouillons, mais ce n’est pas non plus une œuvre littéraire aboutie. Lire Simorgh, c’est un peu comme regarder l’intérieur de tiroirs fourre-tout d’une personne ; vous y voyez tous ses sujets d’intérêts, ses préoccupations, ses obsessions. Il est plaisant de lire ce livre car nous y faisons la connaissance de l’homme : nous découvrons son amour de la musique et de la peinture, son attachement à l’Algérie et son engagement pour le monde dans son ensemble, et sa lecture impliquée des littératures orientales et occidentales comme en témoigne son rendu de Mantiq Al-Tayr (Conférence des Oiseaux) d’Attar et d’Œdipe à Colone de Sophocle.
La notion du voyage, si chère à Dib dans son sens littéral et métaphorique, est inhérente à l’allégorie médiévale d’Attar, où trente oiseaux cherchent l’être ultime, le Simorgh. À la fin de leur difficile voyage à travers sept vallées, ils découvrent finalement un miroir et leur propre image qui s’y reflète. Basé sur un jeu de mots - « simorgh » en persan signifie « trente oiseaux » - le récit touche à la dimension du sacré enfouie à l’intérieur de l’homme et à laquelle il peut toutefois accéder, au terme d’une quête exigeante, la voie soufie. Dib considère également Œdipe à Colone comme une figure sacrée et un sage clairvoyant, en raison de tout ce qu’il a traversé. Dib n’est pas un mystique, mais il entretient une dimension spirituelle dans ses œuvres. Pour lui, le miroir dans lequel nous nous voyons est de la poésie, même si nous ne nous voyons pas distinctement en elle car nous sommes des êtres indéchiffrables : « Le poème est notre miroir, quand nous le désirons. Mais miroir obscur, comme il se doit, pour les êtres obscurs dont nous sommes. »., Dans Simorgh le smorgasbord littéraire par excellence, Mohammed Dib est présent, dans sa profondeur comme dans sa diversité. (smorgasbord est un mot suédois signifiant la table ou les convives se servent à leur guise).
Dans un essai autobiographique, figurant dans le livre Simorgh, « Incertaine enfance », Dib se souvient avec émotion de son premier professeur, un Algérien d’âge moyen aux lunettes rondes, vêtu d’un pantalon bouffant arabe et d’un gilet traditionnel, à la voix chantante et à l’abord sérieux. Il se souvient aussi du professeur français qui a succédé au premier, un homme aux cheveux gris à la voix rauque. Dib nous dit que tous deux vivent dans sa mémoire même après leur mort, il y a longtemps. En revanche, il ne se souvient pas des regards de son père ou ni même à quoi il ressemblait. Il n’existe qu’une seule photo de famille où figure son père, une photo qui rappelle si peu la personne qu’était le père disparu. Dib raconte aussi comment, à la fin de son adolescence, il est devenu lui-même instituteur dans un hameau de la plaine de l’Angade, à la frontière avec le Maroc. L’école ne disposait que d’une seule salle de classe, au rez-de-chaussée et de deux pièces à l’étage, qui constituaient le logement de l’enseignant. Il n’y avait pas d’électricité et l’eau devait être tirée du puits. La classe était composée de quarante élèves pauvres, pour la plupart des garçons. C’étaient des enfants de nomades, qui parcouraient de longues distances pour venir à l’école. Ils n’avaient avec eux, en arrivant le matin, rien à manger pour le déjeuner ; Dib tenta de convaincre l’administration de leur fournir un repas de base à midi. Ce fut accordé pour trois mois seulement, après quoi Dib et sa mère, sur leurs maigres moyens, prirent sur eux d’offrir le repas de midi aux enfants pour le reste de l’année.
L’un des élèves, un garçon sombre et vif, était d’une grande aide pour Dib et sa mère. Un après-midi, le temps étant orageux, Dib lui proposa de rester à dormir à l’école plutôt que de parcourir la longue distance jusqu’à la tente de sa famille. Le garçon en fut reconnaissant. Mais après quelques heures, il devint anxieux et haletant et dit à Dib: « Monsieur, je ne peux pas rester. Je n’ai jamais dormi entre quatre murs. C’est une prison, tandis que dans une tente l’air passe de tous les côtés et le cris des chacals vous tient compagnie; même la nuit la plus sombre dans la tente n’est pas aussi sombre qu’ici ».
À travers ces anecdotes et autres narrations, nous faisons la connaissance de Mohammed Dib, l’homme. Sûrement, le lecteur va y glaner quelque chose qui a du sens. Dans ses aphorismes, Dib loue la solitude et la lenteur et regrette de voir l’évolution, partout au XXe siècle, aller dans cette direction : surestimer le rôle des sciences et des techniques au détriment de ce qu’il appelle « la sagesse humaniste ».
Un motif traverse Simorgh, outre son intimité avec la mort : il s’agit de la question de l’identité de l’auteur comme Algérien et de son écriture en français. La question de cette hybridité est évoquée encore et encore. Son roman, L’Infante maure, de 1994, évoque une fille à la mère européenne et au père maghrébin, qui tente de comprendre son monde. C’est le cas, à bien des égards, des quatre enfants de Dib dont la mère, Colette Bellissant, est française. Dans Simorgh, Dib oscille entre son désir pour la terre algérienne de son enfance et son admiration pour la langue française dans laquelle il crée. Il est l’un des rares à avoir fait de l’exil une opportunité de créativité, sans devenir amer du fait de son déplacement forcé. En fait, il voyait la créativité dans son état très paradoxal : « Quel malheur que d’écrire dans une autre langue que la sienne... C’est ce malheur-là qui nous fait écrivains. »
Et Dib a donné le meilleur de la langue qui lui a été imposée pour représenter l’Algérie de l’esprit et du cœur.
Article paru en anglais dans le quotidien Al-Ahram le 24 septembre 2003, signé par Ferial J. Ghazoul et traduit par Catherine Dib fille de Mohammed Dib
Catherine Dib :
Quand l'Égypte rendait hommage à Mohammed Dib :
La trilogie algérienne a été rééditée en 2003 au Caire, en arabe, à la suite du décès de l'écrivain, survenu le 2 mai cette année-là.
Nb : il s’agit de l’article tel quel; je voudrais tout de même rectifier un point, dans la biographie: Dib n’a pas étudié à l’université.
LE THÉÂTRE DE MOHAMMED DIB :
Notes de mise en scène de Pierre Marcel Montmory
https://diffusion.banq.qc.ca/pdfjs-1.6.210-dist_banq/web/pdf.php/a16W3r4IP25hkN7PVBEoDQ.pdf