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Le blog de Pierre Montmory

Y A PAS DE NOM À LA MISÈRE

Y A PAS DE NOM À LA MISÈRE

Y A PAS DE NOM À LA MISÈRE

     Je ne suis pas de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde ; la souffrance est une loi divine ; mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère.

     Remarquez-le bien, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. Détruire la misère ! Oui, cela est possible. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli.

     La misère, Messieurs, j’aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir où elle en est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu’où elle peut aller, jusqu’où elle va, et au temps où nous vivons? Voulez-vous des faits ?

     Je n’hésite pas à les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais nécessaires à révéler ; et tenez, s’il faut dire toute ma pensée, je voudrais une grande et solennelle enquête sur la situation vraie des classes laborieuses et souffrantes. Je voudrais que tous les faits éclatassent au grand jour. Comment veut-on guérir le mal si l’on ne sonde pas les plaies?

     Il y a dans nos pays, dans ces quartiers de la Terre que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures s’enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver.

    Voilà un fait. En voulez-vous d’autres ? Ces jours-ci, un homme, un malheureux homme de lettres, car la misère n’épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l’on a constaté, après sa mort, qu’il n’avait pas mangé depuis six jours.

     Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du Covid, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des poubelles !

     Je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans des pays civilisés, engagent la conscience de la société tout entière ; que je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits sont des crimes envers l’Humanité!

     Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je voudrais pénétrer tous ceux qui m’écoutent.

     Ce n’est qu’un premier pas, mais il est décisif. Je voudrais que l’Humanité marche à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l’abolition de la misère!

     Et je ne m’adresse pas seulement à votre générosité, je m’adresse à ce qu’il y a de plus sérieux dans le sentiment politique.

     Nous aurions, de toutes les forces vives des pays, raffermi les États. Nous n’aurions reculé devant aucun péril, nous n’aurions hésité devant aucun devoir.   Nous aurions sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Nous aurions fait une chose considérable… Eh bien ! Nous n’avons rien fait !

     Nous n’avons rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matériel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidé ! Nous n’avons rien fait tant que nous souffrons ! Nous n’avons rien fait tant qu’il y a au-dessous des classes privilégiées une partie du peuple qui désespère ! Nous n’avons  rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l’âge et qui travaillent peuvent être sans pain ! Tant que ceux qui sont vieux et qui ne peuvent plus travailler sont sans asile ! Tant que l’usure dévore nos campagnes, tant qu’on meurt de faim dans nos villes, tant qu’il n’y a pas des lois fraternelles, des lois morales qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cœur ! Nous n’avons rien fait, tant que l’esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Mous n’avons rien fait, rien fait, tant que, dans cette œuvre de destruction et de ténèbres, qui se continue souterrainement, l’homme méchant a pour collaborateur fatal l’homme malheureux !

     Vous le voyez, je le répète en terminant, ce n’est pas seulement à votre générosité que je m’adresse, c’est à votre sagesse, et je vous conjure d’y réfléchir. Citoyens, songez-y, c’est l’injustice qui ouvre les abîmes, mais c’est la misère qui les creuse. Vous avez fait des lois contre l’injustice, faites maintenant des lois contre la misère !

D’après Victor HUGO

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