4 Janvier 2025
SÉRAPHIN, JUDITH et IBRAHIM
Nouvelle de Pierre Marcel Montmory
Son petit pied glisse dans la chaussure à talon-aiguille, entre ses doigts longs et fins. Elle attache la bride de cuir noir autour de sa cheville diaphane. Elle allonge sa jambe de ballerine et ses mains frôlent son galbe en remontant jusqu’à l’aine blanche. Elle tire son bas de soie couleur chair, elle défait un pli du bas en tirant la soie sur son mollet contracté.
Elle se lève de la chaise, elle se profile dans le contre-jour de la fenêtre de la chambre d’hôtel où elle finit de s’habiller, ce matin-là d’Avril.
Séraphin a attendu que Judith soit prête à partir, qu’elle ait dormi son compte.
Il la regardait dans la lumière qui éclaboussait sa silhouette si féminine que sa présence était comme un fluide dont les vagues se mouvaient en flammes bleues, en vapeur de lait, il avait le goût à la bouche de l’eau claire, de son corps mélangé au sien. Il s’était habillé exactement comme la veille. Il portait une chemise de coton blanc brodée à la main, le col large ouvert sur sa poitrine nue, il arborait un petit foulard de soie, rouge, autour de son cou musclé pour porter sa tête qu’il coiffait d’un large feutre violet foncé et un peu usé. Ses pantalons de velours à grosses côtes étaient larges, couleur noire, un peu usé aussi.
Par-dessus il avait un petit gilet sans manches qui cintrait sa taille et une veste noire de travail de toile rude; il se servait de toutes ses poches pour ranger ses seuls biens : une montre sans bracelet dans un vieux porte-monnaie de cuir mauve, une clef rouillée large comme la main, un petit carnet de notes effeuillé et un stylo-plume. Il avait en tout neuf euros cinquante, de ferraille.
Judith se retourna sur lui qui la regardait sans la voir car il était dans ses pensées. Elle devina ce qui le tracassait. Il tira ses traits vers le bas de son visage lorsque Judith se mit devant lui. Debout, elle le regardait d’en haut, elle plongeait soudain dans son visage défait. Et puis, en souvenir de cette nuit qu’ils venaient de passer tous les deux. Elle et lui souriaient en même temps. Dans leurs yeux on ne put dire qui avait commencé. Ils joignirent leur lèvres et leur baiser les unit pour l’instant de cette journée où les heures avaient commencé, elles aussi, à unir leurs forces, à se ramasser dans les bras du temps qui les broyait. Séraphin serra Judith si fort par la taille, qu’elle lui mordit la bouche. Le chœur de leurs cris réveilla le silence de l’hôtel, qui était comme un témoin muet, dans le silence de Dieu : un homme et une femme, qui se livraient parce que sacrifiés.
Ils ont desserré leur étreinte. Séraphin lave le sang de sa bouche. Judith repeint ses lèvres en rouge carmin, redresse sa chevelure, se contorsionne devant le miroir pour vérifier l’apparence d’elle-même. Séraphin s’approche de la porte comme s’il allait sortir.
- Prends ton sac, on se tire.
Judith, soudain affolée, ramasse son sac et balbutie :
- Où ?
- T’as qu’à me suivre.
- T’as du fric, pour un petit- déjeuner ?
- Pour un petit déjeuner, oui, pour le reste on a la vie pour trouver.
Séraphin dévale les marches quatre à quatre, son corps souple glisse le long de la rampe. Judith le suit et descend prudemment sur ses talons aiguilles, l’escalier est fraîchement lavé, elle manque plusieurs fois de se casser la figure.
Le patron de l’hôtel, un petit gros à tête de grec, prend le frais en sifflotant sur le trottoir devant la porte. Séraphin arrive en coups de vent, il aperçoit le taulier, esquisse un pas de danse comme pour changer de direction puis se ravise et va droit à la sortie, en passant près du boss. Il le salue en touchant son chapeau, lui tortille un sourire de connivence mais le vieux le regarde d’un œil noir, il l’inquisitionne :
- Quand allez-vous me payer ?
Séraphin s’approche, l’air bon enfant :
- Cette nuit où jamais.
Le vieux, les mains dans le dos, regarde ses pieds et, en bougonnant, il toise Séraphin qui le regarde dans les yeux, un air idiot sur le front, le sourire narquois dans le coin de sa bouche. Le taulier :
- Qu’est-ce que vous m’offrez en garantie ?
Le vieux con a l’air d’insister et Séraphin réplique comme au théâtre, une phrase dont il semble être lui-même l’auteur :
- J’ai laissé ma valise là-haut dans la chambre, vous pourrez en disposer si je ne vous paie pas, j’ai dedans quelques affaires de valeur.
- Pourquoi ne les rendez-vous pas puisque vous n’avez pas d’argent ?
- Ce sont des affaires de famille, c’est sentimental.
- C’est sentimental ? Et la note à payer : c’est sentimental. Vous n’avez pas d’argent, vous cherchez du travail ?
- Quel genre de travail ?
- Dans un restaurant.
- Ah, je vois, plongeur.
- Ça vous intéresse ?
Certainement pas, monsieur, je suis un artiste, moi, je ne gagne pas ma vie, elle m’est offerte, je suis un poète.
Le vieux propriétaire et le jeune Séraphin se retournent au bruit des talons-aiguilles de Judith qui tricote des gambettes devant l’hôtel. Elle s’approche des deux bonhommes :
- Je pourrais faire le ménage, je suis travailleuse.
- Merci ma jolie. Le ménage je m’en occupe… Occupes-toi de trouver de quoi, si tu veux que ton ami récupère la valise où il a caché un fabuleux trésor.
- Si tu touches à ses affaires, je te casse la gueule.
- Judith.
- Allez-vous en tous les deux avant que je me fâche.
- Salaud.
- Allez, viens, Judith.
Il empoigne la môme par le bras et la tire vers la fuite. Judith se retourne vers le vieux qui jubile en la regardant de ses deux yeux de cochon, il la déshabille mentalement, les deux mains fourrées dans les poches de son pantalon, il rit et bave. La gosse est furieuse, elle crache devant lui par terre avant de disparaître sur les traces de Séraphin qui l’attend au carrefour..
Séraphin lâche un grand coup de sifflet et Judith est déjà sur lui, elle saute dans ses bras, il la serre contre lui.
Les amoureux tournent et embrassent l’Univers avec eux. Le jeu peur durer car la faim ne les fait pas souffrir, ils n’ont que l’eau des fontaines pour vivre. Mais la Terre se dessèche et il faut faire vite avant que la peau des amants ne soit brûlée par le feu inextinguible de ce nouveau temps.
Ils remontent tous les deux l’avenue en direction du Soleil, ils marchent comme à l’affût, ils marchent vite regardant tout autour d’eux. Le ciel, une toile bleue tendue qui va craquer dans l’air sec. Un léger vent enveloppe leurs corps, seule leur âme est fraîche ombre où ils plongent, sans savoir si, à la surface ils nageront encore. Jusqu’à la rive, le passeur compte les pas de ces voyageurs aux sourires heureux. Il les guidera jusque chez la mort dans le noir des nuits. Quand enfin les marins amants de la mer auront trouvé le port d’attache au cou d’une fille qui les trompa, pour une chanson, un peu d’or; la mort les unit dans le linceul d’un lit d’hôtel.
Mais l’amour ne peut pas mourir de faim, il se nourrit de lui-même.
Séraphin et Judith traversent la rue. Ils entrent dans un petit café, où, à cette heure de midi, les tables à la terrasse commencent à se remplir pour le déjeuner. Ils choisissent une table au bord du trottoir. Judith lit la carte, Séraphin est presque allongé sur sa chaise, comme dans un fauteuil, il pose une jambe sur une cuisse, s’étale, décontracte, il baille.
- Qu’est-ce que tu prends ?
- Un grand crème et un croissant.
- Attends.
Judith l’interrompt :
= T’auras assez ?
- Si je prends qu’un café, oui.
- Je crois que je peux t’offrir le croissant. Attends un peu, il faut que je fouille dans mon sac.
Pendant ce temps-là, Séraphin tourne la tête dans tous les sens, il tente d’attirer l’attention du garçon qui zigzague entre les tables.
- Hep.
- J’arrive.
Judith étudie toujours la carte du menu comme si elle tenait à découvrir quelque met extraordinaire qu’elle puisse déguster pour satisfaire son appétit, tant la joie de vivre danse dans son corps à peine posé sur la chaise. Seul son regard est présent. Séraphin cherche à lire dans ses yeux tous les mots qui lui disent qu’il est heureux de vivre avec Judith.
Si le mot existe, c’est que la chose existe. Alors, l’amour existe et Séraphin et Judith aussi.
Judith lève le nez de sa lecture, elle apostrophe le garçon qui se trouve à côté :
- J’ai faim, monsieur.
Le garçon, un parisien au visage gris et à l’œil torve, se retourne.
- Tout de suite, mignonne.
- Eh, vas-y mollo, si t’es pas beau.
Séraphin engueule le garçon qui est déjà loin et qui gueule, lui, vers le comptoir, sa commande :
- Un crème, un café…
Le bruit des paroles mélangé au tintamarre de la ville embrouille l’ambiance chaude de la terrasse encombrée de gens et de marchandises.
Comme par miracle, le garçon est déjà de retour :
- Et voici, les amoureux.
- Et la soustraction ?
- Très juste, drôle même. L’addition donc : douze euros quatre-vingt-quinze.
Judith ramasse le ticket et compte dans sa tête. Séraphin ouvre son poing sur la table et sa main aplatit le tas de ferraille, Judith, bien droite sur sa chaise, sort la main de son sac et fait paraître sur la table un beau billet de deux cents euros.
Judith tient le billet posé sur la table, lâche un sourire de circonstance au serveur indifférent. Séraphin en sursautant sur sa chaise, se réveille soudain et interroge sa compagne qui coupe la question qu’il allait poser :
- Je m’excuse, je n’ai pas de monnaie.
Et elle se rassoit. Alors Séraphin en profite pour poser sa question mais, au moment d’ouvrir la bouche il reste la mâchoire bloquée, muet. Quelle question, en effet, valait-il la peine de poser ? Judith avait de l’argent, et bien tant mieux, de toute façon, avec ou sans il faudrait bien vire et, si c’était avec Judith, c’est évident qu’il l’aimait pour ne pas se passer d’elle, comme si elle était sa vie, comme si elle était la vie.
Judith a partagé le croissant en deux. Ils déjeunent sans parler, ils se fient aux bruits de l’ambiance. Les clients de midi vont et viennent. La chaleur étouffe.
Les clients, ici, ont le choix. On peut même emporter son casse-croûte et sa boisson enveloppés et aller déjeuner sur un banc dans la rue. Les pigeons font l’ambiance et les moineaux piaffent sur votre tête. C’est la fête pour soi tout seul, le défilé de têtes qui vont et viennent et vous, assis sur un banc dans la rue vous fixez les gens. Séraphin et Judith jouent à donner des noms à tous ces êtres que l’on croise dans la vie sans les connaître, ils sont faits de traits grossiers comme des anecdotes à l’intérieur d’un roman. Ils jouent tant qu’ils oublient tout. La mémoire revient et déchire le voile de leur absence au réel, ils se doivent de se lever et faire quelque-chose, mais quoi?
- Si on allait nous promener ?
- Faut que je me trouve un boulot.
- Tu en trouveras en chemin.
- D’accord, par où on va ?
- Par là.
Elle a levé la main en pointant son doigt, elle est debout maintenant, Séraphin l’imite et ils sortent de la foule presqu’à la nage, ils échouent sur le quai du port. Le vent, le calme bouillant, les mouettes criardes. Ils sont haletants. Appuyée à la rambarde, Judith crie :
- Viens, Séraphin.
Elle part en avant vers la mer, il cour presque derrière elle.
Séraphin la suit comme un loup, il est collé à ses pas, il rive sa marche à son odeur. Elle roule ses hanches. Ses jambes légères la portent comme une gazelle, elle marche devant lui pour lui ouvrir la route. Il chasse dans le sentier de sa gloire.
Le couple se promène sur le chemin côtier après avoir longé les quais du port encombré de bateaux de toutes sortes, de tous les pays. Le chemin domine une falaise abrupte qui domine la mer. Le temps est radieux. Un coin de l’horizon reste sombre. Tout le reste n’est qu’éclat de lumière. Le haut de la falaise est coiffé d’herbes balayées par le vent fort. Il faut se pencher en avant pour avancer. Judith arrête de marcher, elle relève son corps qui se déplie dans une claque de vent, elle est assise de force et, ses paroles sont noyées:
- Arrêtons-nous.
Séraphin n’a pas tardé à la rejoindre et il se couche près d’elle dans les hautes herbes.
La fille s’approche du garçon, bouge comme un vrai félin. Son corps ondule à la surface de l’herbe tendre, sa chair frémit sous sa peau transparente, blanche rosée, comme l’hymen d’une vierge. Elle balaye de ses longs cheveux noirs le visage de Séraphin.
Séraphin la regarde faire dans la tranquillité de son désir il sait que c’est elle qui l’appelle. Il a croisé les bras sous sa tête et semble attendre que la mer s’ouvre tant il est prêt à se donner à elle dans le calme parfait de son âme. Judith défait sa robe, son soutient gorge, sa culotte. Dans la discrétion de la nature elle commet ses actes d’instinct, pour son amour. Ses seins se gonflent de sève, sa croupe se fait large, elle cabre ses reins, s’ouvre à lui, Séraphin.
Il est encore plus beau lorsqu’elle est nue. Elle ouvre sa braguette et lui fait un plaisir coquin. Goûte à la force du désir, emportée par les flots. Le marin la trouve sur sa quille. Pauvre goélette de pacotille, fille mouillant mon port, je monte à son bord.
Ils se sont assoupis, le temps au vent de passer sur eux, emportant les nuages.
Le Soleil avait basculé derrière l’horizon quand ils se sont mis debout et ont repris leur marche, en direction de la ville.
- Viens, lui avait simplement dit Séraphin.
Et elle l’avait suivi. Et elle a bien fait, de le suivre, cet amoureux-là. Elle ne s’ennuyait jamais avec lui.
Ils revinrent sur leurs pas et Séraphin ouvrait la marche. À l’horloge du port il était huit heures. La journée avait été magnifique et les gens s’attardaient dehors, avant les souper.
Ils entrèrent dans le petit café de ce matin près de leur hôtel.
Camille, le patron, s’affairait derrière son bar à servir des apéritifs quand Séraphin fit son entrée. Il se dirigea tout droit entre les clients, fit le tour et passa derrière le bar. Là dans un coin entre des caisses il prit sa guitare. Camille qui l’avait senti dans son dos laissa tomber malgré lui :
- Bonne chance, Séraphin.
Séraphin s’effaça, vite fait, et rejoignit Judith qui l’attendait dehors.
Judith est assise à une table avec Ibrahim qui sirote un café :
- Bonjour Ibrahim.
- Bonjour Séraphin, comment tu vas ?
- Bien, merci. Tu es prêt ?
- Dans deux minutes. Assieds-toi.
Séraphin s’assoit à la table entre Ibrahim et Judith.
Maintenant ils forment un cercle pour se concerter. Ils n’ont pas besoin de beaucoup de mots pour se comprendre. Ils se connaissent bien, ils savent qui ils sont : des artistes. Ils vont bientôt entrer en scène et ils se détendent une dernière fois avant de bondir à l’assaut du public. À la prochaine manche, ils feront les comptes. Maintenant le compteur est à zéro, c’est un nouveau jour, il faut en profiter d’être là tous les trois, réunis pour le Grand Mystère.
Ibrahim sort avec précaution de sa veste de costume, un étui à cigarettes. Lentement, il en choisit une, la porte à la bouche, referme son étui en le faisant claquer d’un petit coup sec, d’une autre poche il sort un joli briquet doré qu’il fait claquer aussi et qui étincelle dans sa main. Il porte la flamme doucement jusqu’à la pointe de sa cigarette, tire une longue bouffée de fumée qu’il rejette en l’air après l’avoir dégustée.
Le scénario est le suivant : un vieux monsieur riche a rencontré une pauvre fille des rues et, par charité, il l’invite à manger au restaurant. Pendant ce temps, l’amoureux de la fille est à sa recherche. Il entre par hasard dans le restaurant où sont attablés le vieux et la fille.
- Comment, c’est encore toi, et moi, moi qui te cherche, moi ton fidèle serviteur que tu trompes pour un repas.
- Pour un repas, pour un repas ?
La fille se lève et continue à crier :
- Ça fait trois jours que je n’ai rien mangé. Tout ce que tu me laisses, c’est les restes.
Le garçon se fâche :
- Les restes, des restes ?
Il se tourne vers le vieux qui tremble de peur. Il fait semblant de lui donner une tape sur la tête mais, dans son mouvement, il accroche exprès la perruque du vieux. Son trophée à la main, le jeune annonce à la cantonade :
- Il ne reste rien sur la tête des vieux qui volent la jeunesse.
Alors, le vieux, se sentant humilié se lève, va pour récupérer sa perruque, esquisse un geste mais le jeune garçon, plus fort et grand que lui avance pour le faire reculer vers la porte en brandissant bien haut la perruque. On croyait que le jeune allait frapper le vieux.
D’un coup la claque partait et l’assistance sursautait, et c’est le jeune qui s’affalait. Sur quoi, Ibrahim se hâtait de dire :
- Merci messieurs-dames pour notre petit théâtre.
Ibrahim saluait tout le monde et Séraphin se relevait pour saluer avec lui, et Judith, et tous en chœur passaient leur chapeau en disant de belles paroles, des mercis les amis, à votre bon cœur, la paix soit avec vous…
Ils ressortaient triomphant comme des stars après leur show, ils comptaient ensemble la recette et se la partageaient en parts égales et ensuite, avec de quoi pour tenir deux ou trois jours d’avance, ils décidaient : c’est le temps des vacances, il faut se lâcher. Séraphin partait avec sa pépée dans la nature, et Ibrahim allait draguer dans sa chasse personnelle.
Une fois les dettes payées au taulier, Séraphin et Judith avaient des ailes.
Pierre Marcel Montmory trouveur