7 Janvier 2023
L’HUMANITÉ CONTRE LA BESTIALITÉ
(Synthèse d'une interview d'Edgar Morin)
Le temps est venu de changer de civilisation.
L’état du monde est de "complexité".
Ré enchanter l’espérance la fraternité, la solidarité et l’exaucement de sens.
Le seul véritable antidote à la tentation barbare a pour nom humanisme. Et de modeler la "Terre patrie."
Une époque particulièrement inquiétante, celui de la mondialisation. Un dépérissement pluriel : social, industriel, géographique, des territoires, et humain.
La planète est désintégration et d'intégration. En effet, toute l'espèce humaine est réunie sous une "communauté de destin", puisqu'elle partage les mêmes périls écologiques ou économiques, les mêmes dangers provoqués par le fanatisme religieux ou l'arme nucléaire.
Une prise de conscience collective
La peur de l'étranger s'impose à l'accueil de l'étranger.
L'étranger porte tout ce qui donne l'impression, fondée ou fantasmée, de porter atteinte à l'indépendance et à la souveraineté économiques, culturelles ou civilisationnelles. Une absence d'espérance dans le futur.
L'avenir est devenu incertain, angoissant.
Horreur - espoir, paix – repli. Les reflux nationaux-religieux ont pour premier point de cristallisation la révolution et l'instauration, inédite, d'une autorité politique religieuse et radicale.
À la colonisation succède une décolonisation violente à laquelle succède des dictatures auxquelles succède le souffle d'espérance du Printemps auquel succède l'irruption de forces contraires et la désillusion, auxquelles à ce jour ont succédé le chaos et la propagation d’idéologies barbares.
Le diktat américain, la propagation d'une vision manichéenne du monde opposant empires du bien et du mal, ont participé à la fracturation du monde et à la radicalisation de certaines de ses franges. Le comportement des grandes nations du monde a contribué activement à de l'État de guerres, d'alliances de circonstances, de coalitions invraisemblables, d'intérêts contraires, d'exactions, et de prolifération extrémistes inextricables.
Cette absence d'espérance individuelle et collective dans l'avenir a pour germe l'endoctrinement marchand, consumériste et ultra technologique.
Les barbaries coexistent et parfois se combattent.
Le type de barbarie, de plus en plus hégémonique dans la civilisation contemporaine, est celui du calcul et du chiffre. Non seulement tout est calcul et chiffre (profit, bénéfices, PIB, croissance, chômage, sondages...), non seulement même les volets humains de la société sont calcul et chiffre, mais désormais tout ce qui est économie est circonscrit au calcul et au chiffre. Au point que tous les maux de la société semblent avoir pour origine l'économique.
Cette vision unilatérale et réductrice favorise la tyrannie du profit, de la spéculation internationale, de la concurrence sauvage. Au nom de la compétitivité, tous les coups sont permis et même encouragés ou exigés, jusqu'à instaurer des organisations du travail déshumanisantes.
Ainsi la compétitivité est sa propre ennemie. Cette situation est liée au refus d'aborder les réalités du monde, de la société, et de l'individu dans leur complexité.
La tyrannie du profit, de la spéculation internationale, de la concurrence sauvage.
Une grande part de travail porte sur l'exploration de la complexité, sur l'imbrication des différents domaines de la pensée complexe mise en lumière.
Le terme de complexité signifie "ce qui est tissé ensemble" dans un entrelacement transdisciplinaire.
La connaissance est aveugle quand elle est réduite à sa seule dimension quantitative.
La culture n'est pas un luxe. La paupérisation des connaissances, et une inculture grandissante : on croit que la seule connaissance "valable" est celle de sa discipline, on pense que la notion de complexité, synonyme d'interactions et de rétroactions, n'est que bavardage. Faut-il s'étonner alors de la situation humaine et civilisationnelle de la planète ? Refuser les lucidités de la complexité expose à la cécité face à la réalité et favorise la guerre mondiale.
La barbarie prospère quand la mémoire de la barbarie s'efface. La conscience s'estompe au fur et à mesure que les témoins disparaissent.
L'extermination dans les camps de concentration n' empêche de coloniser et de domestiquer la population. Les officiers de l'armée commandent et perpétuent les atrocités.
Les victimes ont pour revendication strictement la même: liberté, paix et émancipation.
"Dans l'opprimé d'hier il y a l'oppresseur de demain." Victor Hugo.
La mémoire est à sens unique et ne constitue nullement un rempart à la reproduction du mal. Le seul véritable antidote à la tentation barbare, qu'elle soit individuelle et collective, a pour nom humanisme. Ce principe fondamental doit être enraciné en soi, chevillé au fond de soi, car grâce à lui on reconnaît la qualité humaine chez autrui quel qu'il soit, on reconnaît tout autre comme être humain. Sans cette reconnaissance d'autrui, sans ce sens de l'autre : de voir en tout homme un compatriote que nous sommes tous de potentiels barbares.
État d'urgence : être responsable de ce qui se passe à côté de soi. Alerte au niveau zéro de la société, dans un mouvement de fraternité.
La répression policière et les dispositifs législatifs contraignant les libertés, autorisent le pire arbitraire et se retournent drastiquement contre l'intérêt de la personne.
L'humanisme forme la plus efficace des murailles contre la barbarie, cultiver la fraternité tonifie le principe d'identité, consolide la vitalité démocratique, et donc peut participer à dissuader les radicaux de franchir le pas vers le terrorisme.
"Être déchu" signifie que l'on n'est plus rien. Les procédures de déchéance demeurent l'apanage des régimes politiques autoritaires.
? L'Inquisition fut-elle un modèle d'humanité ?
Une grande violence à l'endroit de l'infidèle et de l'impie.
Un seul et même poison qui intoxique tout.
L'enracinement est idéologique, géographique, politique. Le diagnostic sur l'état même de la réalité une régression colportant les pires calomnies.
La disparition progressive de l'esprit et de la liberté, de la fraternité, la perpétuelle régénérescence s'est effondrée. Résultat, dans une Humanité dépourvue d'idéaux et d'espérance, la xénophobie, le repli, la peur, majoritaires contaminent ceux-là mêmes qui, il y a encore peu, portaient un intérêt empathique au monde.
La loi autoritaire adopte une organisation fascisante extrêmement inquiétante.
Il sera trop tard à l'Humanité du "vivre ensemble"...
Sévissent les plus virulents sentiments xénophobes. Le zèle de la police à l'endroit des faciès... Rejet, repli et fermeture sur soi.
Enseigner à vivre, explorer les voies de l'épanouissement, de l'autonomie intellectuelle, émotionnelle et décisionnelle, c'est apprendre à vivre solidairement, à faire face aux problèmes vitaux de l'erreur, de l'illusion, de la partialité, de l'incompréhension d'autrui et de soi-même, c'est apprendre à affronter les incertitudes du destin humain, à connaître les pièges de la connaissance, in fine à faire face aux problèmes du "vivre". Tout cela à l'ère d'internet et dans une civilisation où nous sommes si souvent désarmés voire instrumentalisés.
Le fruit d'une mosaïque de cultures de Humanité menacée, ces différentes expressions de la connaissance est fondamental pour favoriser l'ouverture contre la fermeture. Toutes les formes de la culture, les vertus de la complexité, pour embrasser plutôt qu'élaguer, mettre en perspective plutôt que compartimenter.
La popularité de la xénophobie a toujours existé par les salauds.
Citoyen du monde, la communauté de destin pour tous les humains, créée par la mondialisation, doit générer un nouveau lien civique de responsabilité qui dépend de nous et dont nous dépendons, liés à la matrie terrestre dont nous sommes issus nous devons sauvegarder nos intérêts vitaux.
Une grande unité supérieure se nourrit de cette diversité sans la détruire et reconnaître le fait multiculturel, c'est donne aux enfants la possibilité de se sentir humains.
Nous voulons faire partie de la grande famille de la planète. L'histoire est intégration du divers, communauté profonde, elle est amour de l'humanité, un périmètre illimité d'existence visible, compréhensible, de proximité à la fois géographique mais aussi identitaire, culturel, humain !
Bref, le retour à une société homogène et rassurante sur tout le globe.
Mondialiser pour favoriser toutes les communications propices à la compréhension et à la prospérité cette pensée complexe.
Le rempart contre le fascisme, à l'hyper financiarisation, aux mécanismes spéculatifs et aux intérêts des multinationales.
La suspicion puis la peur puis la haine de l'étranger, devenu menace et ennemi, ont parasité les consciences. Il nous reste à intégrer notre patriotisme dans celui de la Terre-Patrie.
Jamais un candidat ouvertement fasciste n'a à ce point rallié les suffrages tels que les intentions de vote le prédisent.
Comment peut-on parler vrai et parler utile et juste, comment peut-on parler vrai sans parler sale (démagogie, populisme, stigmatisation) ?
Les partisans pensent qu'ils disent la vérité.
Ce qu'il faut, c'est changer de route et montrer celle d'une autre et nouvelle voie.
La société a besoin d'une pensée qui affronte les temps présent et futur.
Se ressourcer dans une multiple racine : libertaire (épanouir l'individu), socialiste (amélioration de la société), communiste (communauté et fraternité), et désormais écologique afin de nouer une relation nouvelle à la nature. Rechercher l'épanouissement de l'individu, et être conscient que l'on n'est qu'une infime parcelle d'un gigantesque continuum qui a pour nom Humanité.
L'Humanité est une aventure, et invite à prendre part à cette aventure inouïe avec humilité, considération, bienveillance, exigence, créativité, altruisme et justice, et d’avoir le sens de l'humiliation et l'horreur de la cruauté, ce qui permet la compréhension de toutes les formes de misère, y compris sociales et morales et comporte toujours la capacité d'éprouver toute humiliation comme une horreur.
La régénération politique ne peut s'effectuer que par des processus infra politiques et supra politiques. Ces processus naissent de façons multiples dans la société civile. Partout, des formations convivialistes assainissant et "ré humanisant" les rapports humains, irriguent le territoire, revivifient responsabilités individuelles et démocratie collective : l'économie sociale et solidaire représente désormais près de 10 % de l'économie, les structures coopératives se développent et font la preuve de leur efficacité - en Amérique latine par exemple, de formidables initiatives permettent de lutter contre la délinquance infantile et l'illettrisme - ; la philosophie agro-écologique de Pierre Rabhi réhabilite la bonne, la saine, la juste nourriture en opposition à l'exploitation hyper industrialisée, hypermondialisée et destructrice autant des sols, des goûts que de la santé.
Une nouvelle conscience de consommateur surgit, elle combat en faveur des circuits courts et directs, de la production de proximité. Bref, au sein de la société civile, il existe un foisonnement d'actions, très dispersées, qui participent à réinventer la démocratie et sur lesquelles il faut s'appuyer. Prenons pour seul exemple l'agriculture écologique et raisonnée ; un jour, ce qu'elle aura réussi à enraciner dans les consciences des consommateurs sera si fort que le ministre de l'Agriculture pourra s'émanciper des chaînes qui le ligotent au lobby des multinationales et des grandes surfaces, et en faire une priorité de son programme.
Il est d'ailleurs faux de considérer que la jeunesse, éduquée ou non, est dépolitisée. Comme en témoignent le succès du service civique, ses aventures entrepreneuriales, ses engagements dans le bénévolat, sa contribution à la dynamique associative, elle est en quête de fraternité, elle cherche à concrétiser autrement sa volonté politique, c'est-à-dire à être différemment actrice de la société, productrice de lien, génératrice de sens et d'utilité. Cette jeunesse est prête à ébranler le système, aujourd'hui fossilisé, de la démocratie représentative...
L'adolescence est le moment ou s'élève l'aspiration à vivre en s'épanouissant personnellement au sein d'une communauté. Mais cette aspiration peut être trompée. Elle a été trompée par le nationalisme ou la religion.
Les forces d'espoir sont là, elles existent bel et bien.
"Être sujet", c'est-à-dire s'affranchir, s'autonomiser, se réaliser est une réalité de la volonté de " faire commun".
Réforme personnelle et réforme sociétale.
Une lumière est apparue d'imaginer et d'inventer comme jamais, de bâtir un projet commun, de se projeter enfin dans l'avenir et de réaliser une œuvre universelle ?
Tous les sujets forment un "tout", indivisible.
Ce que vous "savez" de la nature humaine et de sa capacité de résister ou de se résigner, d'être asservie ou de désobéir, vous donne l'espoir qu'elle réussira à imposer l'aggiornamento environnemental, comportemental, spirituel, au bulldozer marchand et consumériste.
La seule transformation véritable et durable qui soit : celle des mentalités. Seule une prise de conscience fondamentale sur ce nous sommes et voulons devenir peut permettre de changer. Nous manquons de pensée et nous échouons à révolutionner nos consciences.
Des enjeux désormais trans partisans.
Finalement, l'enjeu de la planète et la nécessité de bouleverser nos raisonnements peuvent nous exhorter à réconcilier deux formes de progrès aujourd'hui trop souvent antithétiques : le progrès technologique - qui n'a jamais atteint de tels niveaux - et le progrès humain - loin d'épouser une courbe comparable si l'on en juge « l'état » de l'Humanité...
Le préambule à cette réconciliation est la régulation du progrès scientifique et technologique. Du nucléaire aux manipulations génétiques, l'absence de régulation ouvre la porte aux plus grands périls. Y compris sociaux et humains. Comment faire œuvrer de concert progrès technologique et progrès humain tant que les dynamiques de l'un et de l'autre seront à ce point dissociées ? En effet, la science, la technique, l'économie sont « dopées » par une croissance aussi impressionnante qu'incontrôlée, alors que l'éthique, la morale, l'Humanité, sont dans un état de barbarie lui-même croissant. Et le pire désastre est à venir : les prodigieuses capacités de la science annoncent la prolongation de la vie humaine et la robotisation généralisée, programmant là à la fois une arriération des rapports humains et un état de barbarie inédit. Voilà le suprême défi pour l'Humanité.
Pierre Marcel Montmory (Synthèse d'une interview d'Edgar Morin)